les coulisses de la bible

Si vous voulez tout savoir sur la véritable histoire de l'arche de Noë, des herbivores, des carnivores et du zargoui, de la tour de Babel et de ses architectes, astrologues et ingénieurs, Caïn et Abel ou tout simplement si vous aimez les histoires de Jésus et ses potes (Saint Matthieu, pas-Saint Judas, Saint Jean et les autres), alors cette page est pour vous.
Sinon, elle est pas pour vous. Ces nouvelles se veulent drôles, ce qui est un début.

Quand il était jeune, l'auteur d'un site et d'une série que nous avons juré de ne pas nommer (c'est écrit en gros sur la bannière) a écrit un bon paquet de NOUVELLES SUR LA BIBLE.

Au lieu de les jeter comme le dictait la sagesse, ce crétin a décidé de les publier sur le weB, et donc les voilà.

Moi je dis, on l'aura prévenu.

Nouveau : L'oeil

Déjà en ligne :

Le tragique destin des zargouis

Beaucoup de babil

Les maillots

La parabole


L'OEIL

Ils s'étaient installés dans une large clairière. Chacun avait amené son offrande, ainsi que du bois pour le bûcher. Caïn s'approcha d'Abel, regarda longuement d'un air fixe et attristé l'agneau que son petit frère avait tué, puis retourna à sa place sans mot dire. « Quoi, fit Abel, qu'est-ce qu'elle a mon offrande ? »

* * *

Le jour de la naissance de Abel, Adam et Eve furent confrontés à un grave problème : l'éducation. Etant les premiers humains sur terre, ils n'avaient aucune expérience sur la manière d'élever un enfant. Le seul exemple dont ils disposaient était celui des animaux qui eux, se reproduisaient depuis longtemps. Adam se mit donc à fébrilement étudier les animaux, leur comportement, leurs coutumes et surtout la manière dont ils s'occupaient de leurs rejetons.

L'éducation sur le modèle du monde animal commença dès la naissance de Caïn. La méthode « lion » fut abandonnée dès le deuxième jour, Eve ayant refusé catégoriquement de lécher Caïn en entier une deuxième fois, et Adam ayant émis quelques doutes sur le côté hygiénique de l'opération. Pour ce qui est de l'alimentation du petit, elle fut calquée sur celle de la plupart des mammifères, c'est-à-dire l'allaitement par la mère, à un détail près cependant qui était que les petits d'animaux n'avaient pas à disputer l'usage du sein maternel à leur père.

Une semaine après la naissance de Caïn, Adam revint avec une théorie très simple sur l'éducation : il expliqua que chez la plupart des espèces du règne animal, la vie du nourrisson se résume à deux activités principales, manger et dormir excepté. La première consiste à courir dans les pattes de sa mère ou de son père afin de les énerver et de prendre des baffes. La deuxième consiste à s'éloigner de ses parents et soit se faire bouffer par un prédateur, soit se noyer dans une rivière, soit se faire écraser par un rhinocéros, soit se perdre et mourir de faim/soif/épuisement, soit être retrouvé par sa mère, soit être recueilli par un autre animal. Cette brillante théorie sur la vie des enfants manquait certes d'aspects pratiques et utilisables, mais elle permit à la famille de s'agrandir d'un ourson sauvé de la noyade, d'un louveteau dégagé du buisson d'épines qui l'emprisonnait et d'une petite gazelle sauvée de la famine par Adam.

L'arrivée de ces nouveaux compagnons eut plusieurs heureuses conséquences : tout d'abord il fut très vite clair que les quatre enfants s'éduquaient très bien tous seuls dans ce nouveau contexte. Le rôle de la mère consistait essentiellement à donner le sein (au petit d'homme uniquement) et à jeter un coup d'oeil rapide sur les petits de temps en temps. Sinon ils se débrouillèrent parfaitement pour apprendre seuls à se battre (entre eux bien sûr), à se renifler les fesses, à manger les feuilles des buissons, à enterrer leur nourriture et à pêcher le poisson d'un coup de patte bien ajusté.

Seule ombre au tableau, Caïn marchait uniquement sur quatre pattes. Il devint vite évident que si l'on comptait uniquement sur ses petits camarades, il ne risquait pas de marcher sur deux pattes un jour. Il était évident aussi que le petit Caïn ne voyait pas une seconde l'intérêt qu'il pourrait bien y avoir à marcher sur deux pattes. C'est pourquoi à deux ans il pouvait battre une antilope à la course (enfin, avait battu une fois une petite antilope malade à la course), pêcher la truite d'un coup de patte, se nourrir de toutes les feuilles et herbes possibles et imaginables, mais le tout sur quatre pattes. Ses parents se demandèrent un temps si tous les hommes sur terre n'allaient pas marcher à quatre pattes, et que pour régner sur le monde animal comme avait dit Dieu, ce serait pas facile, surtout que l'homme n'avait ni griffes, ni fourrure, ni vision à cent quatre vingt degrés, ni queue préhensile, ni ailes, ni nageoires, et un seul estomac. Adam, après y avoir longuement réfléchi se dit qu'il existait certainement un lien entre le règne sur le monde animal et la station debout, et que donc il était crucial que Caïn apprenne à marcher sur deux pattes. Il décida alors de se charger sérieusement de l'éducation de ses fils, enfin de son fils. Eve soupira, et Adam commença les leçons.

Il appela son fils, et ils vinrent tous les quatre. Ceux qui avaient une queue la remuèrent, et ils s'assirent tous en face de lui. La leçon commença bien. Adam prit les mains de Caïn et le fit marcher devant lui en les tenant. Caïn trouvait cela extrêmement drôle, et il ne se lassait pas de marcher ainsi avec son papa. Les trois autres regardaient la scène avec attention. Au bout d'un moment Axel, le loup, qui avait presque la taille adulte, se mit à grogner doucement. Caïn se dégagea des mains de son père, couru à quatre pattes vers son copain et le lécha un coup pour lui signifier qu'il cédait la place bien volontiers. Axel s'avança donc jusqu'à Adam et attendit qu'on lui fasse faire le manège à lui aussi. Ce fut une très longue journée pour Adam. Seule Adèle la gazelle ne trouvait pas cela amusant du tout et était allé bouder toute seule plus loin. Ariel l'ourson fut celui qui s'en tira le mieux puisqu'il fit un mètre, voire un mètre et demi sur deux pattes. Evidemment, Eve s'était esclaffée au récit de la journée, et dans le feu de la discussion qui s'ensuivit, Adam déclara que son fils marcherait, et qu'il en faisait une affaire d'honneur.

Ses efforts payèrent. Ariel l'ourson fut le premier à marcher, puis vint Caïn, et enfin Axel le loup. Adèle boudait en pêchant du poisson au bord la rivière et en les gobant tout crus. L'aptitude à marcher sur deux pattes fut perçue d'une manière variable. Axel le loup trouvait cela complètement nul. Il avait appris pour faire comme tout le monde, mais il était extrêmement pataud sur deux pattes, se déplaçait avec beaucoup d'hésitations et arrivait à tous les coups dernier à la course. Celui qui accrocha le plus fut l'ourson. Il avait découvert que debout sur deux pattes, lorsqu'il sortait ses griffes et grognait un bon coup par surprise derrière quelqu'un, celui-ci s'enfuyait immanquablement en hurlant. C'est avec Adam que son truc fonctionnait le mieux: il sursautait à chaque fois et ses bonds de frayeur étaient extrêmement divertissants. Il usa et abusa de ce nouveau pouvoir, jusqu'au jour où il eut la mauvaise idée d'essayer de surprendre Eve de cette manière.

Lors d'une soirée plutôt calme, il se glissa derrière sa mère adoptive alors qu'elle préparait le souper. Il lui tapa doucement sur l'épaule, et lorsqu'elle se retourna, il se redressa de toute sa hauteur, écarta ses bras et poussa un énorme rugissement. Eve fit un bond de trois mètres et ses membres partirent dans tous les sens à la fois. Elle en lâcha le poisson qu'elle était en train de découper (poisson attrapé par Adèle qui passait son temps à pêcher depuis que tout le monde marchait debout). Elle ouvrit la bouche sans qu'aucun son n'en sorte, la referma, puis reconnu Ariel. Elle entra alors dans une rage noire, rage de s'être faite surprendre, rage d'être aussi vulnérable, rage de s'être faite avoir par un gamin de quatre ans alors que elle dépassait les six cent depuis trente deux ans exactement. Elle se mit à crier sur le pauvre Ariel qui se fit tout petit et essaya de s'esquiver en douceur, elle lui intima sèchement de ne plus jamais recommencer cela, qu'il n'avait pas à faire peur aux gens, que pour un ours la bonne manière de se tenir c'était à quatre pattes pas à deux, que ce n'était pas la peine de demander qui avait bien pu avoir cette idée saugrenue d'apprendre aux ours à marcher, et elle gifla violemment Ariel. Caïn avait assisté à toute la scène. Il était terrorisé. Il avait déjà vu sa mère fâchée, mais il ne l'avait jamais vue aussi furieuse. Il se mit à pleurer doucement, serra les dents en fermant les yeux lorsqu'Ariel reçut sa baffe, puis il s'enfuit dans les bois à quatre pattes.

Ce jour-là, la vie du jeune Caïn bascula. Il essaya pendant quelques jours de marcher à quatre pattes pour exprimer sa solidarité avec Ariel, mais sa mère lui fit très vite comprendre que les humains marchaient debout, et que donc lui marchait debout, point. Eve ne se remit plus en colère. Elle aussi avait appris quelque chose ce jour-là, qu'elle comptait mettre en pratique plus tard. Quant à Ariel, il refusa de se remettre debout. Eve alla s'excuser auprès de lui et essaya de le consoler, mais rien n'y fit. Il ne se redressa jamais plus.

A mesure qu'ils grandissaient, les liens entre Caïn et ses trois « frères » se relâchèrent. Le jour où ils partirent, Caïn ne fut pas vraiment surpris. Il ne savait pas exactement si la rupture avait pris origine le jour de la première leçon, ou bien le jour de la colère d'Eve, mais il avait senti qu'elle était définitive le jour où il pleura pour la première et la dernière fois de sa vie.

* * *

Abel et Caïn avaient amassé leurs offrandes. Caïn s'approcha d'Abel, et tout en regardant l'agneau d'un air profondément affligé, il lui demanda : « c'est ça, ton offrande ? » Abel se retourna, l'air subitement très inquiet, et fit : "Quoi ?" Sans rien répondre, Caïn retourna à sa place en secouant la tête. Abel détestait quand son grand frère le traitait de la sorte, il en fut très irrité et eut le visage très abattu.

* * *

Peu de temps après le départ d'Axel, Ariel et d'Adèle, Eve accoucha de son deuxième enfant, Abel. Elle avait décidé cette fois de prendre elle-même en main l'éducation de son fils plutôt que de la laisser à des irresponsables ou à des animaux. « Des irresponsables ? » s'exclama Adam. « Parfaitement, des irresponsables ! » répondit Eve avec une lueur de défi dans l'oeil. Adam craquait à chaque fois pour le coup de la lueur de défi dans l'oeil. Il la regarda tendrement, bégaya un peu, soupira et ne sachant plus du tout quoi dire, il se tut. Il faut savoir que Eve était extrêmement craquante avec une lueur de défi dans l'oeil.

Elle éduqua donc Abel toute seule. Adam était bien entendu autorisé à voir son fils chaque fois qu'il le voulait, mais Eve lui avait ordonné de ne pas refiler de mauvaises habitudes à son rejeton. Pas question pour le gamin de renifler les fesses d'autres animaux, de manger les feuilles des arbres ou de pêcher avec ses pattes. Et il n'allait certainement pas attendre deux ans pour apprendre à marcher celui-là. Et pas d'animaux à la maison pour lui donner de mauvaises habitudes. Et fini l'éducation libérale dont on ne pouvait qu'espérer qu'elle n'ait pas de conséquences traumatisantes définitives sur le petit Caïn. Et viens ici pourquoi tu es si sale, baffe, on ne se roule pas n'importe où comme d'autres bons à rien que je ne citerai pas, rebaffe.

La vie de Abel fut donc extrêmement balisée. Tous les gestes quotidiens lui furent patiemment appris, ainsi que l'ensemble des rites auxquels tout être humain normal doit se conformer. D'abord, on chasse avec une canne à pêche, assis calmement au bord de la rivière. Bien sûr, il faut cultiver son corps, apprendre la course, le saut, mais on ne court pas avec les animaux, on ne fait pas des concours de sauts avec les singes. On mange bien proprement après avoir soigneusement lavé son manger à la rivière, dans le courant, là où l'eau est la plus claire. On s'essuie après avoir fait caca. On est poli avec les voisins. Etc., etc..

Abel acceptait tout à fait son éducation, et était un élève très appliqué. En récompense, il avait acquis le statut, en reprenant les termes de son père et de son frère, de « chouchou à sa maman ». C'étaient ces derniers qui avaient le plus de mal à accepter cette éducation. Adam parce que non seulement il était dépossédé de l'éducation de son fils et que ses méthodes d'éducation étaient clairement dénigrées, mais surtout parce que dorénavant il avait dû adopter quelques unes des brillantes notions d'hygiène inventées par sa femme. Caïn lui râlait parce qu'il ne voyait pas pourquoi sa mère s'emmerdait tant pour cette lopette.

Pourtant, pendant que Eve s'occupait de son frère, Caïn se la coulait douce. Il gambadait dans les prés, se roulait parfois dans la boue, courait souvent à quatre pattes mais jamais en présence de ses parents parce que si sa mère le voyait comme ça, il n'osait pas imaginer. Comme ils étaient les premiers humains sur terre, Caïn n'avait pas de copains et était obligé de jouer tout seul. Il tenait de son père une forte délectation à observer la nature sous toutes ses formes, les moeurs des autres animaux, les édifices des fourmis, le vol des oiseaux, etc. Parfois ils observaient ensemble, confrontant leurs points de vues et leurs expériences des animaux, et gardant leurs conclusions pour eux parce que les gonzesses, ça comprend rien aux problèmes importants de la vie.

Au début, Caïn ne jouait pas avec son frère parce que celui-ci était trop petit («et trop con surtout »). Mais à mesure qu'ils grandissaient, leur différence d'âge se fit moins pesante. Ils se retrouvèrent donc de temps en temps à jouer ensemble. Ou plus précisément, Caïn admit que Abel pouvait jouer avec lui, «pourquoi pas, de toute façon, je n'ai pas le choix ».

Leur premier jeu s'appelait «t'es pas cap' ». Caïn disait à Abel qu'il n'était pas cap' de sauter dans une merde de mammouth, et Abel protestait en disant que bien sûr que si qu'il était capable, et Caïn disait «ça m'étonnerait », et Abel sautait à pieds joints dans une merde de rhinocéros, et disait «tu vois que je suis cap' » et Caïn répondait que tout le monde voyait bien que c'était une merde de rhinocéros, que ça ne comptait pas, et qu'il ne comprenait pas comment Abel pouvait imaginer le berner avec des trucs aussi stupides, qu'il ne savait vraiment pas ce qu'il avait fait au bon Dieu pour écoper d'un frère aussi bête, et Abel se mettait à crier en pleurant que c'était pas vrai, qu'il n'était pas bête, alors Caïn lui souriait, le prenait par l'épaule et lui disait « moi je veux bien te croire, pourquoi pas, peut-être bien que tu es cap' de sauter dans une merde de mammouth, mais Dieu, lui, te croit-il ? Lui, tant que tu ne le lui auras pas prouvé, il ne croira pas que tu peux sauter dans une merde de mammouth, il va penser que tu le prends pour un con et il va se fâcher. Tu ne veux pas encourir la colère de Dieu ? », et Abel se remettait à pleurer de plus belle en disant que non, il ne voulait pas provoquer Dieu, et qu'il allait tout de suite le lui prouver en sautant dans une merde de mammouth, et ça sera pas une merde de rhinocéros, fais-moi confiance Seigneur, et il partait alors et revenait plusieurs heures plus tard couvert de merde de mammouth, le regard étincelant de fierté en disant « je l'ai fait, j'ai prouvé à Dieu que je suis cap' », et Caïn lui répondait « d'accord, mais ne t'approche pas de moi, tu pues la merde, c'est une infection », et Abel se précipitait sur son frère en criant « c'est pas vrai, je pue pas, t'es un menteur et Dieu va te punir », et Caïn en rigolant disait que « Dieu sentira bien qui c'est qui pue » et Abel se mettait à pleurer en essayant de le frapper et Caïn lui foutait une baffe, Abel criait de plus belle, Eve arrivait, elle mettait une baffe à Caïn, elle mettait deux baffes à Abel « mais dans quel état tu t'es mis », et Abel pleurait qu'il avait fait ça pour le Seigneur et Eve lui mettait une autre baffe.

* * *

- Il est pas terrible ton bûcher, fit Caïn.

- Et alors, qu'est-ce que ça peut te faire ? D'abord il est très bien mon bûcher ! Je vois pas pourquoi il aurait un problème mon bûcher !

Caïn fit un grand sourire protecteur à l'adresse de son petit frère :

- Moi ce que j'en dis, c'est pour toi surtout. Quant on s'appelle Dieu, on n'accepte pas des offrandes faites sur un bûcher disposé n'importe comment... Enfin moi ce que j'en dis, c'est pour toi, hein ? Il est pas si mal que ça ton bûcher remarque... Et puis est-ce vraiment la peine que tu te fatigues, vu ce que tu offres... Oui, tu peux le laisser comme ça finalement, ça ira très bien.

Abel jeta un regard noir à son frère, puis il démolit rageusement son bûcher à coup de pieds et entreprit de le reconstruire, en rajoutant quelques solides bûches soigneusement sélectionnées. Enfin, toujours en grommelant, il embrocha son agneau, le disposa sur deux piquets fourchus, se recula, regarda son oeuvre d'un oeil critique, puis se rapprocha à nouveau pour ajuster deux ou trois bûches qui n'étaient pas correctement alignées.

* * *

Caïn avait inventé un autre jeu qu'il appela « cache-cache ». Un des deux frères devait se cacher, et l'autre devait le retrouver. Le jeu se déroulait la plupart du temps dans un bois. C'était toujours Abel qui se cachait en premier. Son exécrable connaissance de la nature et son incapacité totale à dissimuler quoi que ce soit, y compris lui-même, en faisaient une proie facile pour Caïn. Ce dernier, même sans tricher, ne mettait jamais plus de deux minutes à retrouver son frère. Arrivé près de la cachette, il commençait un numéro dont les grandes lignes ne variaient jamais beaucoup : « Abeeeeeeel ! ! ! ! » faisait Caïn d'un voix sourde. Il voyait alors des herbes hautes remuer bizarrement, ou bien un arbre frémir ou un quelconque autre indice de la cachette exacte de son frère. Il continuait : « AAAABEL, Dieu m'a guidé vers TOI... Tu ne peux m'échapper... ». Le mouvement des herbes trahissait une agitation fiévreuse. « DIEU VOIT TOUT. DIEU SAIT TOUT. Comment crois-tu pouvoir échapper à son regard, pauvre mortel ! » Les herbes commençaient à gémir doucement. Caïn sortait alors sa grande phrase avec une voix d'outre tombe : « AAAABEL, L'OEIL DE DIEU EST SUR TOI! ! ! ! ! ». Les herbes gémissaient et reniflaient. « Tu crois que Dieu ne t'as pas vu te curer le nez ? Mais DIEU te voit à chaque instant, croire pouvoir échapper à son regard est un péché d'orgueil ! ! ! ! ! l'ŒIL de Dieu est sur toi Abel. Dieu te voit et il me dit tout de toi ! JE SAIS TOUT ABEL, VOIS MON OEIL ! ! ! ! ! ! » A cet instant, Abel bondissait immanquablement de sa cachette en hurlant de terreur et en criant « Non, non, je n'ai pas péché, pardonne-moi mon Dieu ! ». « Mais L'OEIL te voit, faisait Caïn en fermant un oeil et en agrandissant démesurément l'autre, oeil SAIT ! ! ! ». Abel criait, pleurait, se roulait par terre en hurlant, Caïn faisait oeil deux ou trois fois, puis il consolait son frère, lui disait que Dieu lui pardonnait pour cette fois-ci, mais qu'il avait perdu puisque Caïn l'avait trouvé, et que maintenant c'était à lui de chercher, allez, tu comptes jusqu'à 100.

Commençait alors la seconde partie du jeu. Caïn ne se cachait pas, il rentrait à la maison, ou il partait jouer avec un de ses amis animaux qu'il revoyait de temps en temps en cachette. Pendant ce temps, Abel cherchait. Il cherchait longtemps, et ne trouvait jamais. N'ayant aucun sens de l'orientation, il se perdait systématiquement, et ne retrouvait le chemin de la maison qu'après un ou plusieurs jours. Lorsqu'il rentrait, Caïn l'attendait tranquillement, et le regardait d'un air surpris. Abel demandait à Caïn où il s'était caché, Caïn répondait qu'il n'allait certainement pas divulguer une aussi bonne cachette, mais que ce n'était pas vraiment le problème, parce que ce qu'il lui semblait à lui, c'est que Abel s'était encore perdu, non ? Abel criait que c'était pas du jeu, que Caïn avait des cachettes trop difficiles, ce à quoi Caïn répondait que Abel aussi pouvait choisir des cachettes difficiles, mais qu'avec l'aide de Dieu, on trouvait toujours. A ce moment là de la discussion, Abel partait furieux, pendant que Caïn se demandait à haute voix si son frère croyait vraiment assez en Dieu. Et Abel ne parlait plus à Caïn pendant au moins deux jours.

L'enfance des deux frères s'écoula donc au rythme de ces petits jeux. Caïn cultivait l'art d'effrayer son frère, et cet art atteint un paroxysme le jour où il reçut en cadeau un costume de cyclope. Dès lors, et jusqu'à ce qu'il soit plus âgé, la vie de Abel fut ponctuée de terrifiantes apparitions de « l'ŒIL » : lorsqu'il se réveillait, lorsqu'il était au petit coin mais surtout et toujours lorsqu'il s'y attendait le moins.

Comme tous les jeux d'enfants, ceux-ci s'arrêtèrent un jour. Il est difficile de savoir si c'est lorsque Caïn se lassa d'effrayer Abel, ou si c'est parce que Abel commençait à savoir se maîtriser et que ça devenait moins drôle de le faire enrager. Toujours est-il que les deux frères grandirent, et se trouvèrent chacun avec un métier à inventer. Abel devint pasteur ; il élevait du petit bétail. Caïn cultivait le sol. Comme les deux frères étaient avec leurs parents les seuls humains sur terre, ils ne se firent pas de copains et ne prirent point femme. Caïn voyait néanmoins de temps en temps ses amis d'antan ; Axel le loup l'aidait souvent à garder son troupeau, et ils parlaient ensemble du bon vieux temps, de leurs courses en forêt et de toutes les conneries qu'ils avaient pu faire ensemble. Mais en réalité, Caïn et Abel s'emmerdaient ferme.

Un jour, Caïn eut une idée. Il proposa à son frère de faire une offrande à Dieu. Abel, qui se méfiait toujours à priori des idées de son frère trouva d'abord le concept d'offrande totalement ridicule. Mais Caïn lui expliqua le principe : il fallait sélectionner le meilleur de sa production et le sacrifier à Dieu. Certes, faire brûler quelques carottes et immoler un agneau n'étaient pas des actions significatives en elles-mêmes, mais elles permettraient de montrer au Tout Puissant la faculté de don de soi et de sacrifice, d'exalter la générosité, tu vois ? Abel fut littéralement emballé par l'idée : pouvoir prouver à Dieu tout son amour d'une manière aussi simple lui transporta l'esprit. Et c'est tout joyeux qu'il se mit à l'ouvrage.

* * *

Abel avait sélectionné son agneau le plus beau et le plus dodu, et il l'avait tué lors d'une sorte de cérémonie qu'il avait organisée pour l'occasion. Il embrocha la bête avec un soin immense, dans le sens est - ouest qui était forcément le plus favorable « parce qu'on suit en quelque sorte le trajet quotidien du soleil, de quand il se lève à quand il se couche, tu vois ? » Caïn n'avait ni approuvé ni dénigré, il le regardait et l'écoutait juste avec beaucoup d'attention, une lueur d'amusement dans oeil. Cette attitude encourageait beaucoup Abel, qui s'était totalement lâché pour l'occasion, et usait de son imagination dans tous les sens. Par exemple, le lieu d'implantation du bûcher était le croisement de deux lignes imaginaires, une qui reliait les deux arbres les plus anciens de la forêt, et l'autre avait une origine et une destination des plus fumeuses que Caïn n'avait pas retenue.

Le bûcher était évidemment triangulaire (« évidemment ? » avait fait Caïn. « Ben oui, évidemment » avait répondu Abel, l'air faussement excédé). Il était clair que le feu devait prendre origine presque simultanément des trois côté du bûcher (« pourquoi presque simultanément ? » « Ben parce que pour que ça soit totalement simultané, il faudrait qu'on soit trois, et là c'est pas possible » « Ah oui, bien sûr »). Mais Caïn avait eu une idée brillante, et il en avait fait immédiatement part à son frère.

- Tu vois, le problème, c'est que pour que l'allumage soit simultané, il faudrait allumer le bûcher des trois côtés à la fois, ce qui est effectivement impossible, puisque tu refuses - je ne veux pas savoir pourquoi - de mêler les parents à l'affaire. Mais j'ai trouvé la solution, qui est justement contenue dans l'énoncé de ton problème : l'allumage simultané est impossible, donc on doit partir du principe que l'on ne peut pas faire partir les trois feux en même temps - tu me suis ? - Donc, comment obtenir un allumage simultané en allumant les trois feux avec un décalage de quelques instants ?

Abel écoutait les yeux écarquillés son grand frère. Il buvait ses paroles. Comme Caïn s'était arrêté de parler, il dit très doucement comme en écho : « comment ? »

- L'allumage simultané du bûcher étant totalement impossible, il suffit de ne pas allumer le bûcher, et tout s'éclaire ! (Comme le visage de Abel ne s'allumait pas vraiment, Caïn poursuivit) Pour t'expliquer, je vais avoir recours à une parabole (Abel prit subitement un air soucieux, comme si le recours à une parabole compliquait irrémédiablement la situation. Caïn se dit que le plaisir qu'il avait eu en trouvant subitement la solution restait très faible devant le plaisir qu'il prenait en contant l'explication à son frère). Si sur le flan d'une colline, trois personnes lâchent d'un même hauteur trois boules en même temps, les trois boules arriveront forcément simultanément en bas de la colline, et c'est normal. Mais si une des boules et lâchée avant ou après les autres, elles arrivera alors avant ou après les autres, c'est simple pour l'instant. Maintenant nous disposons les trois comiques qui jouent avec des boules en étages le long de la colline. Le premier est un mètre plus haut que le second, et deux mètres plus haut que le troisième. Bon, la première fois ils lâchent leur boules simultanément, et celle du plus bas arrive en premier, celle du plus haut en dernier, forcément. Mais le travail portant sur la simultanéité à l'arrivée, nos trois compères réfléchissent et conçoivent un plan. Pour te narrer ce plan, je vais avoir recours à une seconde parabole - non, je déconne ! Bon, les trois zozos réfléchissent, et le moins con des trois trouve la solution : il faut d'abord lâcher la boule du haut, puis après un certain temps la seconde, et enfin la troisième, et elles arriveront à peu près ensemble en même temps. Tu vas me dire, si pour arriver à du « à peu près » simultané, c'était pas la peine (Abel avait les yeux fixés sur son frère et il n'avait plus cligné des paupières depuis le premier lâcher de boules. Sa mâchoire inférieure pendouillait et il bavait un peu). Tu penses : « le problème, c'est quand exactement faut-il lâcher les boules ? Pourquoi on ne les lâcherait pas au moment où la boule supérieure passe au niveau de la main qui tient la boule inférieure ? » Là tu me déçois, Abel, la boule supérieure a pris de la vitesse en descendant et lorsqu'elle arrive au niveau de la boule suivante, elle va vite alors que l'autre part de la position immobile, le combat est inégal, elles n'arriveront pas en même temps. Le seul moyen dont disposent nos trois cobayes c'est l'expérimentation. En faisant des essais et en lâchant la deuxième boule à des moments inclus entre le moment du départ (non compris) et le moment du passage au niveau de la seconde (non inclus non plus, on a vu que c'était pas possible), il finiront par trouver à quel moment précis il faut lâcher la seconde balle pour que les deux arrivent en même temps, hop, ils font une marque au niveau où se situe la première boule dans sa descente pour avoir un « top ! » physique, et ils recommencent le processus avec la troisième boule.

Abel était catastrophé : non seulement la méthode Caïn lui semblait affreusement compliqué rien que pour des boules, mais il ne voyait pas du tout le rapport avec l'allumage du bûcher, sauf à allumer le bûcher avec des boules lancées d'une colline, mais non seulement il ne pouvait pas imaginer comment des boules pouvaient allumer un feu, mais en plus il fallait être trois, ce qui était complètement stupide puisque le problème était du fait qu'ils n'étaient pas trois.

- Pour ton feu, c'est pareil. Mais en beaucoup plus simple, et en plus tu vas pouvoir allumer ton bûcher tout seul puisque en fait c'est ça que tu veux. Oui, au passage, j'ai compris pourquoi : tu dois être seul à allumer ton bûcher, pour qu'il ne puisse y avoir confusion sur le fait qu'il s'agit de ton offrande que tu as faite et allumée tout seul, hein, avoue coquinou ! Bon, on s'en fout. Comme tu as probablement dû l'intuiter, il faut qu'en allumant trois feux à trois moments différents, ils arrivent au bûcher au même moment, tu captes ? C'est bon, t'évanouis pas, j'explique : tu traces deux cercles concentriques éloignés d'un mètre l'un de l'autre, celui du centre étant à un mètre du bûcher, et leur centre étant aussi celui du triangle équilatéral que forme le bûcher. Tu traces ensuite des perpendiculaires aux côtés du bûcher et issues du centre, donc trois droites que tu recouvres d'environ quinze centimètres de paille. La première droite va plus loin que le cercle le plus éloigné d'environ un mètre (la distance exacte n'est pas importante), la deuxième droite qui part du deuxième côté s'arrête au niveau du cercle extérieur, la troisième au niveau du cercle inférieur (tu suis ?) Tu évite qu'il y ait du vent sinon c'est foutu et tu mets le feu au chemin de paille ainsi créé le plus long, et avec ta torche tu vas au deuxième chemin de paille et tu attends. Lorsque le feu a consumé la paille du premier chemin jusqu'au cercle extérieur, tu mets alors immédiatement le feu au deuxième chemin, et miracle, ils partent vers le bûcher en même temps et à la même vitesse, et ils vont atteindre ensemble le troisième cercle et pchitt tu mets le feu au dernier chemin et le miracle s'accomplit, les trois chemins se consument au même rythme et atteignent par conséquent le bûcher en même temps, ou sinon tu auras quand même fait de ton mieux.

Abel était radieux. Il avait compris. C'était évident. Il construisit donc son bûcher avec les deux cercles et les trois chemins de paille. La chance étant avec eux, il n'y eut pas de vent et Caïn eut la satisfaction de voir que son système fonctionnait à merveille. Le bûcher s'alluma donc simultanément des trois côtés, et Abel était tout heureux.

Caïn quant à lui avait disposé quelques fruits sur un plateau de bois posé sur un bûcher approximatif, et il y mit le feu d'un seul côté sans autre forme de procès.

Alors que le feu dorait doucement l'agneau, Caïn s'approcha de son frère en extase d'un air dubitatif. Ses yeux regardaient fixement la bête. « C'était ma plus belle bête », fit Abel. « Hum », fit Caïn. Il quitta l'agneau des yeux pour le désigner du doigt, et s'adressant à son frère, il dit : « c'est quoi ça ? » « Ben c'est mon sacrifice », fit Abel soudain inquiet. « Pour moi, ça ressemble plutôt à un méchoui qu'à une offrande », dit Caïn. « Mais j'élève des bêtes, fit Abel, je suis bien obligé de sacrifier une bête, et on avait dit que pour les offrandes, on faisait brûler !» Caïn regarda Abel dans les yeux : « tu n'est pas en train de la faire brûler, tu es en train de la faire cuire, faut pas prendre Dieu pour un con ! »

Abel commença à crier qu'il ne prenait pas Dieu pour un con, et que s'il le fallait il allait le faire cramer son agneau, qu'on ne risquait pas de confondre avec un méchoui, mais tout à coup, Caïn se figea sur place. Ses mains se joignirent et il leva son visage vers le ciel. Ses yeux s'illuminèrent, un sourire extatique naquit sur son visage. Abel crut même distinguer comme un halo de lumière autour de son frère. Le regard de Caïn resta fixé un long moment sur un point dans le ciel. Parfois, son sourire s'agrandissait. Il hochait très doucement la tête par moments. Il prononça quelques mots, mais Abel ne les entendit pas. Puis Caïn articula à son tour quelques mots d'une voix très basse, ses mains se desserrèrent et il baissa légèrement le tête, les yeux perdus dans le vide. Il semblait en extase.

Lorsque Caïn se rapprocha de son frère, ce dernier regardait le ciel avec anxiété.

- A mon avis c'est foutu, dit Caïn, il ne viendra plus. Enfin, c'est pas vraiment qu'on se posait la question avant, hein petit frère, mais maintenant on en est sûr : Dieu n'aime pas qu'on tue les animaux.

Abel avait la gorge serrée. Il ne répondit pas.

- Je dirais même, poursuivit Caïn, qu'il aime les légumes, surtout mes légumes. Tiens, tu sais ce qu'il m'a dit, comme ça, en toute simplicité ? Il m'a regardé dans les yeux et il m'a dit : « Ils sont super tes légumes, Caïn. Ca c'est ce que j'appelle une offrande. » Sympa le mec, non ? C'est vrai quoi, quand on écoute ta mère, on le croirait colérique, impitoyable, voire hystérique, alors que c'est tout le contraire.

Abel ne répondit toujours pas. Ses mains se crispèrent.

- Tu m'as l'air un peu tendu, frérot, continua Caïn. Tu sais, je ne sais pas si je dois te le dire, mais... Dieu m'a parlé de toi.

Abel bondit sur ses pieds. Ses grands yeux s'ouvrirent, son visage s'illumina. Il agrippa respectueusement la veste de son frère et lui demanda :

- C'est vrai ? Caïn, répète-moi ce qu'il t'a dit ! Je t'en pris dis-moi tout !

Caïn se gratta la tête d'un air concentré.

- Et bien donc il a parlé de mon offrande. Il m'a largement complimenté, il a dit qu'il était sûr que grâce à moi, la terre serait un jour verdoyante. Et puis après, attends, qu'est-ce qu'il m'a dit exactement ? Ah oui ça y est !

- Raconte vite !

Il a dit : « Tu connais le type à côté de toi ? » Moi je lui ai répondu : « Oui je le connais, c'est mon frère.»

Le visage de Abel s'illumina d'un sourire de reconnaissance. Caïn poursuivit :

Et là Dieu m'a répondu : « Qu'est-ce qu'il fout ton frère ? Il a pas l'impression que ça fait tâche d'organiser un méchoui juste à côté de ton offrande ? »


Abel se jeta sur son frère et ils commencèrent à se battre comme ils l'avaient fait tant de fois dans leur enfance. Mais les adultes sont plus fragiles, plus excessifs que les enfants. Durant la bagarre qui s'ensuivit, la tête de Abel heurta accidentellement une pierre et il s'éteignit doucement.

Si Abel avait laissé parler son frère quelques instants de plus, il aurait su ce qui clochait chez lui : il avait un problème de communication avec les gens.

Phiip


LA PARABOLE


Saint Jean fit irruption dans la pièce.
- Hé les mecs, la patronne dit d'arrêter de foutre le bordel, sinon elle nous vire! En plus elle veut plus nous servir de pinard!

Saint Matthieu écarquilla les yeux, incrédule. Sa cuisse de poulet toujours à la main, il émit un son indistinct qui évoquait à la fois l'indignation et une profonde déception. Il prit ses voisins de table à témoin de l'intolérance du monde en agitant dans tous les sens sa cuisse de poulet et en parlant très fort la bouche pleine. Saint Thomas renchérit qu'il n'y croyait pas, que c'était un monde, qu'ils allaient être à court dans quelques minutes, qu'on ne traitait pas ainsi les porteurs de la bonne nouvelle, et que ça ne se passerait pas comme ça. Mais Jésus se leva, étendit les mains devant lui et déclara paisiblement que c'était pas grave, qu'ils étaient tous un peu éméchés, et que ça ne ferait pas de mal de se mettre un peu à l'eau. Saint Matthieu cria la bouche pleine que mais non, que c'était un scandale, et qu'ils allaient voir ce qu'ils allaient voir. Saint Thomas ajouta que ouais, et ils allaient se lever lorsque Saint Jean demanda à Jésus s'il ne pouvait pas multiplier les verres de vins restants. Jésus ouvrit grands les yeux, puis balbutia qu'il ne pouvait pas utiliser son pouvoir comme ça, que ça ne serait pas bien, qu'il ne devait exercer son don que pour donner, pas pour son profit personnel.

- Ben, tu multiplies les verres juste pour nous donner à nous, et toi tu bois plus, proposa Saint Matthieu.
- Comme t'es un peu éméché, ça serait pas plus mal, non, fit Saint Jean ?
Jésus ferma longuement les yeux, les rouvrit, prit une longue inspiration, et commença à parler.
- Mes amis, Dieu nous a envoyé cette épreuve pour tester notre foi. Montrons-nous digne de la confiance qu'il nous a accordée.
- Dieu veut surtout nous empêcher de tester notre foie nous-mêmes, rétorqua Saint Matthieu. J'ai comme l'impression qu'il croit qu'on tient pas l'alcool.
- T'as raison Saint Matthieu, ajouta Judas. Moi je trouve que c'est un manque de confiance navrant.

A part Jésus, tous s'accordèrent à dire qu'effectivement, Dieu pêchait par manque de confiance et que c'était pas la peine de fonder une nouvelle société de paix et d'espérance si on partait sur des bases aussi navrantes. Judas expliqua que selon lui, c'est le rapport de l'homme à l'argent qui gâchait tout, et que l'on perdait toute notion de la valeur intrinsèque des choses.
- Pourquoi tu dis ça, Judas, demanda Saint Thomas ? Ca n'a rien à voir !
- Non, non, c'est juste comme ça, je pensais à autre chose.

Jésus reprit la parole. Comme personne ne l'écoutait, il frappa du poing sur la table. Tous bavardaient avec entrain, les uns sur la nouvelle société, les autres sur le pouvoir de l'argent, et certains sur les meilleurs vignobles qu'ils connaissaient. Tout le monde était très gai. Comme il n'arrivait pas à attirer l'attention, Jésus prit le verre de vin de Saint Matthieu (son dernier verre), et le jeta par terre.

Il y eut un bruit sec de verre brisé et il y eut un grand silence. Tous regardèrent le verre cassé et le vin gâché par terre, puis ils regardèrent Jésus avec stupéfaction. Il était devenu de plus en plus courant de voir Jésus s'énerver comme ça, pour des riens, et Saint Thomas le trouvait un peu stressé.
- Mes amis, commença Jésus, si d'aventure nous nous trouvions un jour séparés, si l'un de nous disparaissait...
- Pourquoi, tu pars où, demanda Saint Matthieu ?
- Je pars nulle part, je dis " au cas où ". C'est une hypothèse, c'est tout. Donc au cas où...
- Ben oui, fit Judas, c'est juste une hypothèse, faut pas dramatiser non plus, pas vrai Jésus ?
- Oui mon ami Judas, bien sûr, tu as raison. Mais sans dramatiser, il faut prévoir.

Jésus expliqua alors qu'ils étaient tous des amis, et qu'il avait un message à faire passer, et que pour faire passer ce message, il allait avoir recours à une parabole.
- Ha non ! fit Saint Thomas, pas encore une parabole ! Tu nous gonfles avec tes paraboles! Je veux dire, on t'adore tous Jésus, t'es le meilleur, t'es un gagneur, un vrai. Mais franchement, et là je crois que je parle au nom de l'ensemble de mes camarades, on en a marre de tes paraboles ! C'est toujours la même chose tes paraboles: tu mets une demi-heure à raconter une histoire débile de fermier avec des graines qu'il plante n'importe où, et y'en a qui poussent, et y'en a qui poussent pas, et pof ! L'histoire est finie. Personne a rien capté, et pourtant c'est fini. Comme ça. Alors après les gens ils partent pour soi-disant méditer, mais j'ai des doutes. Tu veux mon avis ? Ils partent faire n'importe quoi d'autre et ils pensent plus à ton histoire parce qu'ils n'ont rien compris. Alors après, pour faire ton malin, tu nous racontes la parabole, le pourquoi, et que les graines c'est les hommes et patati et patata, que l'homme pousse mieux sur la bonne terre que sur les cailloux ! Moi je vais te dire Jésus, tu nous as déjà raconté x-mille paraboles, je crois que j'en ai compris dix maximum...
- En plus, ajouta Matthieu, on ne fait pas mieux pour casser l'ambiance.
- Ouais! fit Saint Jean.

Jésus s'était rassis et il se ratatinait sur sa chaise. Il articula péniblement que le but des paraboles, c'était de réfléchir un peu, mais qu'elles n'étaient pas dures, ses paraboles. En plus, avec les images, on retient mieux la morale.
- T'as raison Jésus, fit Judas, elles sont super tes paraboles.
- Ah Judas, tu es le seul à me comprendre ! Si je ne t'avais pas, je crois que je demanderais à papa de me faire une grosse croix, et j'irais me crucifier tout seul sur le mont des Oliviers, tiens.
- Je ne veux pas te décevoir, Jésus, fit Saint Thomas, mais ça se fait plutôt au Golgotha ce genre de trucs.
- En plus, rajouta Matthieu, moi je veux bien que tu te cloues une main, mais il faut que tu m'expliques comment tu feras pour la seconde.

Voyant que Jésus allait pleurer, tous se turent. Après un court silence, ils lui expliquèrent que c'était pour déconner, le coup de la croix, et qu'il n'avait décidément toujours pas le sens de l'humour. Alors Jésus esquissa un sourire malheureux, et dit que ce n'était pas sa faute s'il avait pas le sens de l'humour, qu'il avait essayé, mais qu'il n'y arrivait pas du tout, que c'était une cause perdue, mais que par contre, tous ceux qui avaient le sens de l'humour ne pouvaient pas changer l'eau en vin, ah ça non ! Alors il se mit à pleurer, il s'effondra dans les bras de Saint Thomas en disant qu'il était trop injuste, qu'eux ils étaient vraiment des copains et qu'il était salaud avec ses copains parce que ça ne devait pas être tous les jours de la tarte de le supporter, et qu'il ne savait pas comment ils faisaient pour être aussi gentils, et que tiens ! comme il n'était pas bégueule, il allait quand même la leur changer en vin, cette flotte immonde, ha ha ha. Il commença alors à les embrasser tous les uns après les autres en criant qu'entre eux c'était à la vie à la mort, et qu'ils ne se quitteraient jamais, et qu'ils étaient vachement bien tous ensembles. C'est alors que Saint Thomas se resservit un verre de vin, le but et dit qu'il avait été méchant, et qu'il voulait absolument entendre la parabole de Jésus.
 
Il y eut un grand silence, et les regards se firent pesant sur Saint Thomas.

Sous la pression sociale, ce dernier ajouta :
- Mais c'est la dernière, hein Jésus !
- Oui oui c'est la dernière, répondit Judas.
 
Il y eut de nouveau un silence. Judas expliqua que ce soir, ils étaient tous fatigués, et que demain ils auraient tout le temps d'entendre de nouvelles paraboles, et que tiens, pourquoi ils n'iraient pas tous au Mont des Oliviers dès demain matin faire un sitting et se raconter des paraboles les uns aux autres ? Jésus répondit que c'était une excellente idée, et que rencard à dix heures au Mont d'Ov', d'accord les mecs ? Tous marmonnèrent que oui, d'accord, demain dix heures. Jésus but un verre de vin et il conta sa parabole.
 
- " Un semeur sorti pour semer. Comme il semait, une partie de la semence tomba le long du chem... "
- Ah non, fit Saint Thomas, pas le semeur ! Tu nous l'as racontée dix mille fois celle-là ! Chaque fois que t'es bourré, tu nous la racontes !
- Tu connais bien une autre parabole, mon ami Jésus, fit Judas, tempérant la mauvaise humeur de son collègue.
- Je ne sais pas trop, fit Jésus, dont les gestes étaient de plus en plus hésitants. Tous avaient recommencé à boire du vin.
- Laisse tomber, fit Saint Thomas. De toute façon, quand il est bourré, il en connaît une seule de parabole. " Un semeur sortit gnagnagna ! "
- Ca y est ! J'en ai une autre, cria Jésus d'une voix pâteuse.
- Ca m'étonnerait, fit Saint Thomas.

- " Le royaume des cieux est semblable à du levain qu'une femme a pris et mis dans trois mesures de farine, jusqu'à ce que toute la pâte soit levée ".
 
Il y eut de nouveau un silence.

- C'est tout, fit Saint Thomas ?
- Oui oui, c'est tout, répondit Jésus.
- Elle est nulle, déclara Saint Jean.
- Non non, elle est super, fit Saint Thomas. C'est même la meilleure de toutes celles que tu nous as racontées, Jésus. Courte, concise, précise, elle va droit au but. Non, elle est super.
Alors une certaine confusion se fit. Saint Jean n'avait rien compris. Saint Thomas était aux anges. Judas la trouvait certes sympa, mais un peu courte. Saint Matthieu trouvait qu'il se faisait un peu tard, et Jésus regardait tout le monde, avec un grand sourire et un air très satisfait malgré ses yeux un peu brumeux. Comme Judas lui demandait s'il n'en connaissait pas une un peu plus longue, ils se rassirent tous, se resservirent de vin et l'écoutèrent, un peu renfrognés.
 
- " Dix vierges, ayant pris leurs lampes, allèrent à la rencontre de l'époux. Cinq d'entre elles étaient folles, et cinq sages " ...
- DIX vierges, pour UN mec ? T'es sûr, Jésus ? fit Saint Thomas.
- En tout cas, il ne s'emmerde pas, fit Saint Matthieu en se reversant un verre.
- " Les folles, en prenant leurs lampes, ne prirent point d'huile avec elles. Mais les sages prirent avec leurs lampes, de l'huile dans des vases. "
- Attends, elles sont dix, et il leur faut dix lampes ? Ce sont des lampes qui éclairent juste le gros orteil, c'est ça ? l'interrompit Saint Thomas.
- Visiblement, les vierges ne sont pas prêteuses, fit Saint Matthieu.
- D'un autre côté, il faut dire que ça leur évite d'être fringuées comme des sacs, dit Saint Jean. Elles découpent pas leur manteau pour en filer la moitié à n'importe qui, elles, au moins...
- Quoi, cria Saint Matthieu, c'est pour moi que tu dis ça ? Parfaitement que j'ai donné la moitié de mon manteau à un pauvre, et j'en connais pas beaucoup qui en auraient fait autant. C'est ça la générosité, mec, parfaitement!
- Générosité mon cul, répondit Saint Jean. A tous les coups, y'avait un peintre pas loin et t'as voulu faire ton malin, c'est tout. Le seul truc que t'es généreux avec, c'est le pinard, et c'est pour toi.
- Parfaitement qu'il y avait un peintre à côté, et alors ?!! J'aurai eu l'air de quoi, moi, s'il avait peint un tableau intitulé " Saint Matthieu filant un coup de tatane à un pauvre ", hein ? Tu peux me le dire ? Tandis que " Saint Matthieu partageant son manteau avec un pauvre ", ça c'est autre chose mon vieux ! Ca c'est de la communication, tu vois ! On pourra pas dire que je fais rien pour la boîte, MOI.
- A parce que moi, je...
- Ho, ça va les duettistes, fit Judas, on voudrait connaître la fin de la parabole nous!
- Ha bon, fit Saint Thomas?
- VOS GUEULES BORDEL ! MOI JE VEUX L'ENTENDRE, LA FIN DE LA PARABOLE, JE PEUX ?

Judas était devenu tout rouge en criant. Tout le monde se tut, même Jésus qui se demandait si lui, il pouvait parler. Hésitant à rompre le silence, il se hasarda à poursuivre son histoire :
- " Comme l'époux tardait, toutes s'assoupirent et s'endormirent. Au milieu de la nuit, on cria : Voici l'époux, allez à sa rencontre!
" Alors toutes ces vierges se réveillèrent et préparèrent leurs lampes. Les folles dirent aux sages : donnez-nous de votre huile, car nos lampes s'éteignent. Les sages répondirent : Non, il n'y en aurait pas assez pour nous et pour vous; allez plutôt chez ceux qui en vendent et achetez-en pour vous. "
- C'est ça, fit Saint Thomas. Elles vont aller acheter de l'huile à quatre heures du matin. C'est sympa, où elles habitent : tout est ouvert toute la nuit. Et on dira que le sens du commerce se perd...
- Pourquoi elles s'emmerdent aussi, fit Saint Jean, elles ont qu'à suivre les autres. Il fait quand même pas si noir, y'a cinq lampes d'allumées !
- Ouais ! fit Saint Thomas.

Judas devenait très nerveux, mais Jésus, qui était lancé, continua sans prêter attention.
- " Pendant qu'elles allaient en acheter, l'époux arriva; celles qui étaient prêtes entrèrent avec lui dans la salle de noces, et la porte fut fermée.
" Plus tard, les autres vinrent, et dirent : Seigneur, Seigneur, ouvre-nous. Mais il répondit : Je vous le dis en vérité, je ne vous connais pas.
" Veillez donc, puisque vous ne savez ni le jour ni l'heure. "
 
***
 
Le silence se fit. Puis Saint Jean parla.
- Hé les mecs, j'en connais une autre : c'est l'histoire de César, alors il...
- Attends, attends, fit Saint Thomas. Ce type ne reconnaît même pas ses gonzesses? C'est quoi ce délire ?
- A mon avis, poursuivit Saint Matthieu, c'est très simple. Il a commencé sa nuit de noces avec les cinq premières. Bon, cinq nanas, c'est pas rien, alors le mec, il fatigue, c'est normal. Là-dessus, alors qu'il est en train de finir la troisième, t'as la fournée suivante qui rapplique. Le mec, il est mal : il se dit que s'il ne se fait pas les dix dans la nuit de noces, il aura l'air d'un gros pédé. Alors il sort le premier truc qui lui passe par la tête, ouais, heu, je vous connais pas d'abord, vous devez vous tromper de noce, moi j'en ai déjà cinq là, ça doit être une erreur.
- Ca doit être ça, poursuivit Saint Jean. Et puis donc, à tous les coups, elles se sont aperçues qu'elles s'étaient trompées de baraque. Elles ont ensuite retrouvé la bonne noce, et crac boum toute la nuit.
- Ouais, fit Saint Matthieu, ou alors, il s'y est repris à deux fois. Ca doit être une parabole sur l'impuissance sexuelle.
- Ouais, une parabole sur les petites bites, lança Saint Jean ! Ben tu vois, Jésus, quand tu veux, t'en trouves des paraboles sympas, avec juste ce qu'il faut de cul pour émoustiller les auditeurs. Et en plus, celle-ci, elle était presque compréhensible !

Tout le monde riait de bon coeur, sauf Jésus qui ne comprenait pas, et Judas qui semblait très nerveux.
- Hé dis donc, fit Saint Matthieu à Jésus, tu nous fais des paraboles de cul maintenant? C'est Marie Madeleine qui te met dans ces états là ?
- Ouais, fit Saint Paul, il se dévergonde le petit Jésus. D'un autre côté, ce type de paraboles, ça va probablement plus intéresser les gens. On touche une fibre sensible, tout le monde a déjà eu des pannes.

Mais tout à coup, Jésus se mit à s'agiter. Il bougeait ses bras dans tous les sens pour attirer l'attention. Il se mit à parler, d'une voix un peu hésitante :
- Noon, non, vous n'avez pas compris mes amis. C'est pas ça du tout. Je voulais illustrer qu'il faut se tenir prêt, par rapport au royaume de Dieu après, alors à droite, y'a... Non, je veux dire qu'il faut être prêt pile quand il le faut, et pas trop tard...
- Ouais mais attends un peu Jésus, fit Saint Thomas, si c'est ça ta parabole, je te la fais en trois mots : " Avant l'heure, c'est pas l'heure, après l'heure, c'est plus l'heure. "
- Ouais, fit Saint Matthieu, " l'heure c'est l'heure ", quoi. Qu'est-ce que t'avais besoin de pondre ton truc avec toutes les vierges et l'impuissant là ? Celles qui vont acheter de l'huile à quatre heures du mat' ? Alors l 'époux, c'est Dieu, et après le jugement dernier, pof, on monte tous au ciel, et puis on te distribue des lampes, et y'a des lampes avec de l'huile, et puis y'a des lampes sans huile pour les baisés. Alors Dieu, il se fait tous ceux qui ont une lampe allumée, et les autres ils restent là à glander comme des cons devant la porte, une lampe vide à la main. C'est vraiment complètement con, ton truc.
- Ou alors, l'interrompit Saint Thomas, c'est juste pour les fabricants d'huile. C'est une parabole pour les fabricants d'huile. Pas d'huile, pas de vierge !

- Mais enfin vous n'avez rien compris, cria Judas, les lampes c'est ça la parabole. Les lampes, c'est la lumière. Dieu reconnaîtra les siens, à la lumière !!

Jésus s'était immobilisé. Il regarda Judas qui expliquait sa parabole. C'était maintenant lui qui agitait les bras dans tous les sens, en expliquant pour les justes, et la foi et la lumière. Un grand sourire illumina le visage de Jésus, le sourire de celui qui s'aperçoit brusquement que quelque part, pas loin, tout près de lui, quelqu'un le comprend. Il avait toujours aimé Judas. C'était un brave type, le coeur sur la main, toujours prêt à rendre service. Et puis tellement distrait, que ça en devenait attachant : il devait tout le temps acheter un truc, mais il avait à chaque fois oublié ses sous. Jésus lui en avait souvent prêté. Parfois Judas les lui avait rendus. Sacré Judas, toujours aussi distrait !
Jésus regardait son collègue avec beaucoup d'affection. Il ne put se retenir de lui dire tout l'amour qu'il avait de lui dans le Seigneur.
- Judas, t'es un pote. Moi je te le dis comme je le pense, entre nous, c'est à la vie à la mort.
Judas s'était interrompu. Il regarda Jésus, fit un grand sourire, et dit :
- T'as raison Jésus, entre nous, c'est à la vie et à la mort. D'ailleurs, tu me fais penser que je te dois cent balles. Ah merde, j'ai pas mon larfeuille. Bon c'est pas grave, demain, je te rembourse. Croix de bois, croix de fer.
 
***

- C'est nul, fit Saint Jean, moi je préférais la version cul de l'histoire.
- Je me disais aussi, fit Saint Matthieu, Jésus, il est sympa, mais le sexe, c'est pas son truc. Mais alors pas du tout.
- Bon, ben c'est pas tout ça, fit Saint Thomas, mais on fayote, on fayote, et l'heure tourne. Va falloir penser à aller se pieuter, je commence à être un peu crevé là. Bon, alors on est tous d'accord ? Rencard Mont d'Ov' à dix heures ?
Judas fit un geste qui voulait dire " c'est pas ma faute ", et il expliqua:
- Ah c'est con, les mecs, je viens de penser à un truc. J'ai une course à faire demain matin. Et puis je peux pas décaler...
- Je te préviens, dit Saint Matthieu, je suis complètement fauché.
- Non, non, poursuivit Jésus. C'est pas ça, ce que je voulais dire, c'est que je pourrai pas être là à dix heures pile. J'aurai un peu de retard, quoi...
- Attention, lança Saint Thomas, avant l'heure, c'est pas l'heure, et après l'heure, c'est plus l'heure !
Tous éclatèrent d'un rire gras et un peu éméché. Jésus et Judas restaient de marbre.
- Fais gaffe Judas, renchérit Saint Matthieu, tu vas louper les lampes à huile !
- Ouais, ricana Saint Jean, tu vas être banni du royaume de Dieu !

Et les rires se prolongèrent de plus belle. Jésus prit la défense de son copain. En guise de reconnaissance, Judas, qui était un peu pâle, serra la main de Jésus, et celui-ci lui tomba dans les bras, comme s'il venait de retrouver un parent depuis longtemps perdu. Judas était un peu gêné, d'autant plus qu'il voyait bien que ses copains commençaient à se foutre de sa gueule.
Mais Jésus, toujours serré contre lui, lui donnait de grandes tapes dans le dos en disant qu'il le comprenait, et que les dix deniers, c'était pas la peine qu'il les rembourse, que c'était un cadeau, que ça lui faisait plaisir, que c'était pas fait pour rien les copains. Alors Judas expliqua à Jésus, qui ne le lâchait vraiment plus, qu'en ce moment, ça marchait bien pour lui, que justement il attendait une rentrée d'argent, et que du coup, les dix deniers c'était pas vraiment la peine, mais que Jésus c'était un super pote.
 
Mais Jésus refusait de céder, et Judas fut forcé d'accepter. Alors Jésus se décolla de lui, prit fermement les épaules de son ami dans ses mains, et lui dit qu'il pouvait arriver en retard s'il voulait, qu'ils commenceraient sans lui.
- Quoi, cria Saint Thomas !? Ca va pas du tout ça ! Alors c'est Judas qui veut des paraboles, et nous on devrait se les taper pendant qu'il fait les magasins ? Pas question! On est une bande, on est unis, on écoutera tous Jésus, ou on l'écoutera pas du tout, point.
Judas répondit qu'il était touché qu'on tienne à sa présence, qu'il essayerait d'accélérer ses affaires, mais que s'il était malgré tout en retard, ils n'avaient qu'à discuter en l'attendant, et qu'ils se raconteraient tous des paraboles après.

Puis ils réveillèrent Jésus qui s'était affalé sur la table au milieu des verres et des assiettes. N'écoutant pas ses protestations avinées, et voyant que leur ami n'avait plus vraiment sa conscience, ils le portèrent chez lui et ils rentrèrent chez eux.

Phiip   

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LES MAILLOTS


- Qui a pris les maillots ?

Saint Matthieu fouillait fébrilement le sac. Saint Marc intervint :
- Ben ils sont pas dans le sac ? Qui s'est occupé des maillots ? Saint Jean, c'est pas toi qui devait prendre les maillots ?
- Ben si, fit Saint Jean, je les ai mis dans le sac. Pourquoi, ils y sont pas ?

Saint Matthieu expliqua à Saint Jean que non, les maillots n'étaient pas dans le sac, et que c'était pour ça qu'il posait la question, mais que si Saint Jean le croyait pas, il avait qu'à regarder par lui-même. Saint Jean haussa les épaules, remarqua que c'était pas la peine de venir se détendre à la mer si c'était pour entendre des remarques ironiques, et pousse-toi un peu que je regarde dans ce sac. Saint Matthieu s'exclama que bravo, que la confiance régnait, et qu'il y avait des hommes de bien peu de foi dans ce pays, et que tu vois bien qu'ils y sont pas les maillots, j'ai regardé partout. Saint Jean dit que c'était pas possible, qu'il était sûr de bien avoir mis les maillots dans le sac avant de partir, et il demanda si personne par hasard n'aurait déjà sorti les maillots, et Saint Luc dit qu'il était pas question qu'il se baigne sans maillot, mais qu'il survivrait sans baignade, que c'était pas grave, qu'il allait juste rester là comme ça sous l'arbre, à se reposer, parce que le soleil tape dur aujourd'hui, et que comme il avait un peu trop mangé à midi, il avait peur d'attraper une hydrocution, mais que franchement, c'était con le coup des maillots parce qu'il avait vraiment envie de se baigner, qu'il pigolait comme un fou sous sa tunique.

Saint Jean enchaîna :
- A propos, y'a quelqu'un qui a compris le coup des petits pains, là ? Parce que moi je dois dire que Jésus m'a scotché avec ce tour ! Incroyable ! " Il leur a donné à manger du pain venu du ciel " !
Saint Thomas réagit immédiatement aux propos de Saint Jean. Son débit fut rapide, son ton cassant :
- Je t'arrête tout de suite, tu vas pas nous gonfler avec des petits pains, on ne va pas passer notre vie à discuter sur les exploits du grand dadais sur la montagne et sur comme il organise bien les pique nique ! Jésus les poissons, Jésus les petits pains ! N'importe quel boulanger en fait autant, et sans faire tout ce ramdam autour, non, il est pas fier le boulanger, il fait son métier, il fabrique ses petits pains, il les vend, point. Il en profite pas pour faire des sermons à tout le monde, de quoi il aurait l'air, je te le demande ? " Et un petit pain pour madame Zakkaï, et croyez moi, madame Zakkaï, l'heure vient où ce n'est ni dans cette boulangerie, ni à Jérusalem que vous adorerez le Père, et avec ça, ce sera ? Et bien au revoir Madame Zakkaï, levez les yeux et regardez les gens. " Avec ce genre de stratégie de vente, il ferme en deux semaines le petit père boulanger. Et d'abord, on ne joue pas avec la nourriture, c'est ce que je dis, moi.

Un long silence suivit la tirade de Saint Thomas qui avait croisé les bras et qui boudait ostensiblement. Saint Matthieu et Saint Marc se regardèrent d'un air las, et puis Saint Matthieu dit :
- Bon, moi, maillot ou pas, je vais me baigner. Qui vient avec moi ?
Saint Luc déclara qu'il n'était pas question en ce qui le concernait de se baigner à poil, que ça faisait pas sérieux du tout, que de quoi ça aurait l'air, une bande d'apôtres à poil sur la plage, qu'ils allaient passer pour des comiques. Saint Thomas ajouta qu'en plus, avec cette canicule, ils allaient choper des coups de soleil, et qu'il existait des endroits de son anatomie auxquels il préférait épargner ça. Saint Marc répliqua qu'ils étaient pas fun une seconde, qu'il n'y avait personne à dix lieux à la ronde et qu'il voyait pas où était le problème, et que moi j'en suis, attends-moi Saint Matthieu, j'arrive, et Saint Jean se joignit à eux. Saint Luc déclara qu'il préférait ne pas voir ça et qu'il allait faire un tour n'importe où ailleurs ; Saint Thomas allait s'allonger pour faire une sieste quand il se redressa d'un bond :
- Jésus ! Bien sûr c'est Jésus ! A tous les coups il s'est gouré de sac et il a pris le notre ! Je suis certain que c'est lui qui a les maillots ! Ca pour multiplier les petits pains, il est fort, mais pour faire gaffe aux sacs, y'a plus personne ! En tous cas, moi, je remonte pas sur la montagne pour les chercher, ha non merci !
- Ca m'étonnerait à peine que ce soit Jésus, remarqua Saint Matthieu en enlevant sa tunique, tête en l'air comme il est, celui-là. Et puis il faut que ça tombe le jour ou Monsieur reste tout seul à méditer sur sa montagne ! Et nous on est là comme des cons à devoir se baigner à poil alors que Monsieur médite avec les maillots ! Ah bravo ! Pas sérieux deux secondes le Jésus, aucun sens pratique !
- Tu l'as dit, fit Saint Thomas. Si tu veux mon avis, Jésus il habite sur terre un jour sur deux, grand maximum. Quand on a fait les sacs, il devait être ailleurs, et voilà le résultat ! Ah, je te jure, sur ce coup-là, c'est pas le Sauveur !
- Ca, fit Saint Matthieu, maintenant complètement déshabillé. Allez les mecs, le dernier à l'eau est un petit pain !
- Très drôle le naturiste, fit Saint Thomas. Puis il s'allongea et ferma les yeux.
 
***
 
Une heure plus tard, il fut réveillé par une voix mouillée :
- Oh putain, et les serviettes, elles sont où les serviettes ? Saint Matthieu, je rêve ou les serviettes sont pas dans le sac ?
- Ben non Saint Marc, fit Saint Jean, les serviettes sont avec les maillots, elles méditent là haut sur la montagne.
- Bravo, et avec quoi je me sèche moi ? C'est malin de mettre serviettes et maillots dans le même sac, on a l'air fin maintenant. Oh putain, Matthieu, arrête avec le sable, tu m'en fous partout c'est dégueulasse ! Déjà qu'on a pas de serviette !
Saint Matthieu attrapait du sable sur le bout de son pied et il le balançait dans les pattes de Saint Marc en agitant les bras dans tous les sens.
- Pas de serviette, pas de quéquette ! lança-t-il en sautillant autour de sa victime.
Renonçant à poursuivre sa sieste, Saint Thomas se redressa sous son arbre, ouvrit lentement les yeux et regarda Saint Jean d'un air réprobateur :
- Hé ben je vois qu'on s'est bien éclaté là-bas tous les trois dans l'eau. Il semblerait que ça donne des idées de se balader la zigounette à l'air !
- Ha ha, fit Saint Marc qui ne riait pas du tout, t'as rien qui pourrait servir de serviette dans le coin plutôt ? Je déteste quand l'eau de mer sèche sur moi, après t'as du sel partout, ça te tire la peau et ça te gratte, c'est atroce.
Saint Thomas se recula :
- Essaie seulement d'approcher de ma tunique et je serai obligé de faire l'impasse sur la charité chrétienne le temps de deux trois petits pains dans la gueule.

Saint Luc revint à ce moment de sa promenade et il demanda les raisons de tout ce bordel, qu'on les entendait à trois cent mètres de là, et que s'ils voulaient que tout Israël rapplique pour leur mater la bite ils n'avaient qu'à continuer comme ça. Saint Marc expliqua que c'était la faute à Saint Thomas et il lui demanda une serviette. Comme Saint Luc n'en avait aucune et qu'il n'avait aucune intention de " niquer sa tunique à essuyer les parties d'un Saint A Poil ", Saint Marc déclencha les représailles en s'ébrouant la tête devant ses camarades secs qui reçurent des gouttes et en connurent de la peine dans leur cœur. Ils décidèrent alors d'une impulsion commune de calmer le petit plaisantin en lui balançant du sable sur sa peau mouillée. Saint Matthieu en reçut, et il se précipita joyeusement sur Saint Thomas qu'il plaqua au sol. Saint Jean restait prudemment à l'écart du tumulte, afin de pouvoir continuer à aimer tout le monde sans avoir envie de lui mettre une beigne. En se défendant, Saint Thomas balança une grande claque sur le dos de Saint Matthieu qui poussa un hurlement. Tous s'arrêtèrent et regardèrent le saint qui faisait " hou, hou, houlà " en ponctuant ses onomatopées de gargouillis gutturaux.
S'approchant du dos de son collègue, Saint Marc constata à haute voix que l'on voyait très nettement la trace de la main et Saint Thomas protesta immédiatement que ça l'étonnerait bien, qu'il l'avait à peine touché, et que c'était pas parce que cette chochotte hurlait comme un cochon qu'on égorge qu'il fallait s'inquiéter, et que le mieux c'était de pas faire attention à elle. Saint Luc objecta que la marque dans le dos était bien réelle, mais ce qui le surprenait le plus, c'était la couleur de cette marque. " Comment ça la couleur de cette marque ? ", fit Saint Matthieu, " ben elle est plutôt blanche sur rouge, tu vois ", " comment ça blanche sur rouge ", " ben je sais pas trop comment t'expliquer, mais en résumé, ton dos est couleur écrevisse, et Saint Thomas t'a imprimé une trace blanche correspondant exactement au tracé de sa main, mais maintenant je crois que ça revient un peu à la normale, une trace de main violette sur un dos rouge ", " comment ça mon dos est rouge, on a fait super gaffe, on est pas resté affalés sur le sable comme des veaux, on a joué dans l'eau tout le temps ". Saint Thomas objecta que peut-être, mais que justement l'eau faisait loupe avec les rayons du soleil et que donc c'était pire de rester dans l'eau, et Saint Luc poursuivit que de toute façon, le pire c'était pas les coups de soleil, mais le sel qui allait sécher sur les coups de soleil, et que ça ils allaient le sentir passer quelque chose de bien, et qu'ils avaient intérêt à prendre une douche de retour à la maison en espérant que les grains de sels n'étaient pas définitivement incrustés dans leur peau, parce que sinon ils allaient passer une drôle de nuit, et Saint Marc lui demanda de pas être salaud, de lui passer sa tunique pour s'essuyer, qu'il lui en passerait une propre de retour à la maison, mais Saint Luc rappela qu'il n'était pas marqué pigeon là en montrant ostensiblement son front, ce qui déclencha chez Saint Marc les symptômes d'une intention ostensiblement belliqueuse, voire hostile, mais Saint Jean, qui était resté à l'écart de la discussion, s'écria :
- Regardez les mecs, la barque!

La barque des apôtres avait quitté son amarrage et flottait librement le long du rivage.
- Qu'est ce qu'elle fout là, fit Saint Matthieu, c'est quoi ce bordel ? Qui a attaché le bateau ? Ça serait pas Jésus qui serait descendu le dernier ? Il me semble me souvenir de l'avoir vu nouer les amarres...
- Franchement, fit Saint Thomas, ça serait pas étonnant. Quand on voit comment Jésus amarre les barques, on comprend tout. Quand je dis qu'il habite sur terre un jour sur deux, c'est pas pour rien. Si tu veux, pour Jésus, la marée qui monte, la marée qui descend, faire des nœuds qui tiennent, mettre les maillots et les serviettes dans le sac, vérifier que la corde qu'il noue est bien celle qui est accrochée au bateau, tous les trucs de base du marin, même pas du marin, du premier blaireau qui s'achète une barque, je veux dire, juste faire gaffe à sa barque, ben tout ça, c'est pas la peine, pour lui c'est du chinois. Dans sa planète à lui, personne n'amarre les bateaux, on les pose juste sur la plage et ils y restent. Manque de pot pour Jésus, il habite dans le monde réel, pas dans l'espace.
Saint Luc s'était saisi de la corde et il avait ramené le bateau sur le rivage. Les saints se rassemblèrent autour et Saint Matthieu déclara que ça tombait bien, parce qu'il était temps de partir. Saint Jean abonda qu'effectivement, Jésus avait dit de le précéder sur l'autre rive, et que c'était pas la peine de le fâcher pour rien. Saint Thomas déclara que si Jésus avait décidé de rester seul sur sa montagne et de rentrer sans barque après tout le monde, ça le regardait, qu'il avait probablement pas dû remarquer qu'il y avait un bras de mer entre la montagne et le rivage où ils allaient, mais bon.

Saint Jean devint pensif, et il se demanda à haute voix si Jésus n'avait pas évalué le problème un peu rapidement, s'il ne risquait pas de s'affoler devant la situation, se retrouver là, devant la mer, tout seul comme un con sans barque ni rien ? mais Saint Thomas rétorqua qu'il n'y avait aucun risque de ce côté là, et que le temps que Jésus atterrisse et se rende compte de la situation, toute la côte serait construite et qu'on vendrait des marinas avec " vue sur le Sauveur " à tout le monde. Saint Jean répliqua qu'ils pourraient tout de même aller voir si Jésus n'avait pas changé d'avis, et Saint Matthieu abonda que oui, d'autant plus que s'ils rentraient maintenant en le laissant tout seul sur sa montagne, il allait encore faire une crise comme quoi ils l'avaient abandonné et que personne ne l'aimait, et que le monde était injuste, et qu'on avait pas fini d'entendre des paraboles sur l'amitié entre les êtres, sur pourquoi il faut pas laisser tomber ses copains même s'ils ont embarqué les maillots et les serviettes par erreur.

Mais Saint Marc se mit à crier que la parole du Sauveur ne devait pas être remise en cause, et qu'ils allaient encore se faire traiter d'hommes de peu de foi, et que non merci, moi j'y vais. Puis il demanda si par hasard quelqu'un avait vraiment envie de remonter à pieds là-haut sur la montagne, et c'est à l'unanimité qu'ils décidèrent de partir.

Saint Matthieu était sec, et il remit sa tunique en se plaignant que ça le grattait de partout. Saint Marc et Saint Jean s'étaient rhabillés eux aussi, et ils s'étaient assis sur le sable en disant qu'ils se sentaient un peu fatigués, et Saint Matthieu avoua qu'il avait comme un coup de pompe lui aussi, et qu'il allait faire une petite sieste et qu'ils feraient mieux de partir à la nuit tombante, que le soleil tapait trop pour l'instant, et Saint Luc rappela qu'il l'avait bien dit qu'ils allaient avoir une insolation, qu'il n'allait pas les plaindre non plus, et Saint Thomas trancha que ça ne changerait rien s'ils partaient plus tard, que si Jésus changeait d'avis, il aurait le temps de les rattraper comme ça, que c'était l'heure de goûter de toute façon et qu'il commençait à crever la dalle, et qu'une ballade à la fraîche sur la mer, ça serait cool, et ils allèrent tous goûter sous l'ombre d'un olivier grâce à Saint Jean qui avait récupéré des petits pains et du poisson " pour pas gâcher ", et qui en plus les avait mis dans le bon sac.
 
***

C'est Saint Matthieu qui se réveilla le premier. Il ne se sentait pas bien, et il avait très peu dormi. Le soleil venait de se coucher, mais il faisait encore très clair. Il se concentra de toutes ses forces pour ne pas se gratter, se racla le bas du dos juste un tout petit peu parce que ça le démangeait vraiment trop, puis il décida de réveiller les autres pour se changer les idées. Saint Thomas râla qu'on ne pouvait jamais finir tranquillement une sieste dans ce pays, Saint Luc grogna un peu ; Saint Jean et Saint Marc étaient complètement dans le pâté. Saint Jean marmonna qu'il se sentait franchement bizarre, et Saint Marc dit qu'il avait très mal à la tête. Saint Matthieu, qui était maintenant debout demanda à tout le monde d'attendre trente secondes parce qu'il ne savait pas pourquoi, mais il se sentait un peu pâteux et qu'il voyait des étoiles tourner devant ses yeux.
 
Saint Thomas remarqua que lui aussi voyait des étoiles, mais qu'elles ne tournaient pas, et il en conclut que ces trois imbéciles avaient vraiment chopé une insolation. Saint Luc aida Saint Marc à se remettre debout et ce dernier hurla parce que Saint Luc avait effleuré son coup de soleil. Saint Matthieu, qui ne loupait pas une occasion, en profita pour remarquer qu'il existait effectivement des gens qui prenaient leur plaisir dans la souffrance des autres, mais qu'en général ils ne se faisaient pas appeler " Saint ". Saint Luc répliqua que si on le poussait encore un peu il allait poser son patronyme sur le sable juste deux minutes, le temps de reprendre une bonne louche de plaisir. Saint Thomas fit " Ouais, moi aussi " et Saint Matthieu répliqua que certains ne s'étouffaient visiblement pas à la charité chrétienne, et au moment où l'usage des mains allait faciliter l'échange des points de vues, Saint Jean cria que ça suffit, on se calme, on a assez traîné comme ça, tout le monde monte dans le bateau, on est parti.

Saint Thomas ramassa les amarres qui traînaient dans l'eau, monta dans la barque et tous le suivirent. Le vent s'était levé sur la crique, et leur avancée fut difficile. On n'entendait plus ni Saint Matthieu, ni Saint Marc ni Saint Jean pour la bonne raison qu'ils gisaient au fond du bateau, abrutis de fatigue. Saint Thomas avait diagnostiqué une insolation, grommelé que c'était encore un prétexte pour ne pas ramer, mais il n'avait pas insisté car les trois saints avaient vraiment l'air mal en point. Le petit nombre de rameurs compensait difficilement la force du vent, et leur progression fut très lente. Ils ramèrent longtemps, longtemps, et c'est au moment où, plusieurs heures plus tard, ils arrivaient en vue du rivage, qu'un cri pâteux retentit:
- Regardez ! Jésus marche sur les eaux !!!!!!!

Ils se retournèrent tous comme un seul, pour voir si Saint Jean disait vrai. Même Saint Thomas, qui après le " coup des petits pains " s'attendait désormais à tout de la part du Sauveur, lança un coup œil. La nuit était noire et sans lune, et on ne distinguait guère que les lumières de Capernaüm, mais on pouvait néanmoins entendre un léger clapotis venant de un peu en arrière du bateau. Saint Thomas décida d'aller voir, tandis que les apôtres en bonne santé faisaient signe qu'ils n'avaient rien vu, eux. Il prit une lanterne et se dirigea vers la poupe. Il vit Saint Jean trépigner derrière la balustrade en désignant à ses collègues malades un point indéfini. Ceux-ci s'étaient retournés et ils semblaient assez agités eux aussi.
 
Saint Thomas se fit une place entre eux, et ce qu'il vit le cloua sur place : c'était bien Jésus qui se dirigeait vers eux en faisant des petits signes de la tête pour attirer leur attention. Saint Matthieu avait attrapé sa tunique et il tirait dessus en faisant " regarde, regarde ! " Saint Thomas se dit que c'était pas possible et il ferma les yeux tout en se massant les sourcils avec ses mains. Puis il les rouvrit et il vit quelque chose de bizarre dans cette histoire de " marcher sur l'eau ". Jésus avançait vers eux sur l'eau, mais ses pieds ne bougeaient pas et il avait ôté sa tunique qu'il tenait entre ses deux mains, gonflée par le vent. Il se tenait sur quelque chose de sombre, probablement un petit radeau, qui produisait un léger clapotis au contact des vagues.

Jésus leur parla, mais la plupart de ses paroles se perdirent dans le vent et les vagues, on distinguait juste " ... allez voir, c'est facile... essayer... " Les trois apôtres malades étaient en transes. Saint Jean était à genoux, il agitait ses bras dans tous les sens, et il transpirait énormément. Saint Marc se leva complètement, enjamba la balustrade en disant qu'il voulait lui aussi marcher sur les eaux, modestement, à la suite de son Sauveur, et avant que Saint Thomas ait pu le retenir, il avait sauté dans l'eau les mains jointes. Ce n'est que la présence d'esprit de Saint Thomas, qui parvint in extremis à lui jeter une corde, qui le sauva de la noyade. Saint Matthieu était prostré, à genoux dans la bateau, regardant fixement Jésus, et il se passa machinalement la manche de sa tunique sur le front pour essuyer la sueur qui y perlait. Sa mâchoire inférieure pendait inerte, comme désolidarisée du reste de son visage. Seul Saint Thomas, tout en balançant des baffes à Saint Marc qui était allongé trempé sur le pont du bateau les bras en croix, posa une question à Jésus " bé... mais comment...? "

Quelques instants plus tard, la barque touchait la rive et Jésus accosta juste après eux. Tout en attachant la barque, Saint Thomas regarda Jésus et reformula sa question : " je comprends pas... mais comment ? ". Jésus se redressa alors dans toute sa grandeur, fronça les sourcils, et dit d'une voix d'outre-tombe tandis que ses yeux lançaient des éclairs :
- Qui es-tu pour poser tant de questions, homme de peu de foi ?!!!

Saint Thomas se recula, surpris, et tout de même assez impressionné, mais Jésus se détendit, reprit son allure avachie habituelle et dit :
- non, je déconnais, remets toi Saint Thomas, tu vas pas me faire une syncope toi aussi, ho ?
et puis il expliqua que c'était fascinant ce qu'on pouvait faire avec deux planches et une vieille tunique, qu'il avait bricolé un tout petit bateau, que ça faisait en fait deux planches avec une voile " et une dérive, sinon tu peux pas remonter le vent, tu vois ? " Saint Thomas ferma les yeux et poussa un lourd soupir de soulagement, parce que déjà le coup des petits pains... Puis il se reprit, déchargea les trois malades, qui eux par contre étaient de plus en plus agités.
 
Saint Matthieu regardait dans le vide en disant que s'il écrivait un truc pareil, personne ne le croirait, Saint Thomas répondit " mais oui, mais oui, effectivement " et Saint Luc objecta que selon lui, si Saint Matthieu écrivait des conneries du style " Jésus marche sur les eaux ", il aurait du mal à trouver un éditeur. Saint Jean soufflait sans discontinuer et sans presque reprendre sa respiration une sorte de litanie aux phrases trop rapides et peu compréhensibles dont il mâchait les mots. Saint Thomas ne put en percer le sens (il n'essaya d'ailleurs pas), mais les mots " sauveur ", " miracle " (" mirage surtout, oui ", marmonna Saint Thomas), " marché sur les eaux " et " alléluia " revenaient sans cesse. Saint Marc lui était beaucoup plus loin que ses collègues et ses yeux vides ne reflétaient rien. Il était toujours trempé, et il grelottait dans le froid de la nuit maintenant largement tombée.
 
Jésus s'approcha, constata l'état second de ses apôtres et demanda si ses deux planches à voile les avaient scotché à ce point-là, car ils n'avaient " pas l'air bien ". Saint Thomas grommela qu'ils avaient chopé une insolation, et demanda à Jésus de lui passer une des serviettes qui devait se trouver dans le sac, et Jésus répondit :
- Oh merde ! J'ai oublié le sac sur la montagne !


PHIIP  

 
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BEAUCOUP DE BABIL


C'est la voix doucereuse du chef de cabinet du Roi qui ouvrit la séance :
- Messieurs, je suis tout à fait conscient du fait que tout le monde ici est un peu fatigué. Pour moi également, la nuit fut très courte, mais la Tour n'attend pas ! Tous ensemble, nous allons dès maintenant poursuivre notre grand œuvre. Je déclare ouvert le groupe de travail du vingt sixième étage !
Quelques grognements se firent entendre. Un des deux philosophes grogna un " pas si fort s'il vous plaît, ma pauvre tête. " L'astrologue en chef du Roi se plaignit que l'astre du jour brillait un peu trop fort à son goût. Les deux ingénieurs en chef étaient affalés côte à côte sur la grande table de réunion. Le deuxième philosophe murmura que programmer la première séance du GT 26 le lendemain de la fête d'inauguration du vingt cinquième étage était certes assez top d'un point de vue symbolique, mais peu pragmatique si on y réfléchissait deux secondes. Même l'astrologue, après avoir expliqué que les astres étaient hyper-favorables aujourd'hui, se demanda si ça pouvait compenser la gueule de bois, et que peut-être on pourrait remettre le GT à un jour qui serait encore plus favorable, non ? Quelques hochements de tête timides et mal assurés approuvèrent cette suggestion, mais le chef de cabinet restait impassible.
- La date de cette réunion s'est décidée au plus haut niveau, affirma-t-il, ce n'est pas à nous de discuter de sa validité. Je propose que messieurs les ingénieurs nous présentent les résultats de leurs calculs préalables sur la solidité de la Tour et les contraintes pour l'édification du E 26. A vous messieurs, ajouta-t-il d'une voix plus forte pour les réveiller !
Les interpellés sursautèrent, et le premier releva la tête. Il ouvrit sa sacoche avec un énorme bâillement qu'il ne tenta pas de dissimuler, en sortit plusieurs parchemins, cligna ses tout petits yeux rougis par la fatigue, se gratta le sein gauche à travers sa tunique avec ostentation, et ayant sélectionné et déplié un parchemin, il hasarda d'une voix pâteuse :
- Ben en gros c'est bon. La Tour tient bien, sinon nous ne serions pas ici dans cette pièce neuve qui ressemble vaguement à une salle d'athlétisme.
L'architecte se leva, brusquement réveillé par ces paroles. Il leva le bras pour intervenir, mais le chef de cabinet lui fit clairement comprendre d'un geste de la main excédé qu'il parlerait à son Tour. L'ingénieur dissimula un léger sourire et continua :
- Non, sérieusement y'a pas de lézarde, hé hé hé. Les tests sont concluants, on a de la marge pour l'instant. Et puis de toute façon, tant que ça tient on joue, non ? Non, sérieusement, la Tour pourra supporter sans mal les dix prochains étages. Ceci dit, on n'est pas encore au ciel et je tiens à rappeler que les structures porteuses ont été nettement sous - dimensionnées. D'ailleurs, je l'avait déjà dit, la totale contradiction entre l'ambition de cette Tour et les moyens qu'on nous donne...
- Vous l'aviez déjà dit, l'interrompit le chef de cabinet, et tout le monde l'a clairement entendu, nous en avons déjà discuté et je crois que tout le monde ici a largement capté votre problème. Vous l'avez dit lors de l'édification des fondations, vous l'avez dit en introduction au GT 1 et à chaque séance qui s'en est ensuivie, vous l'avez dit au GT 2, puis au GT 3, jusqu'au GT 25. Je crois que vous l'avez dit à chaque réunion de GT, et je pense que je parle au nom de tout le monde en disant que cela restera comme une sorte de tradition au sein du groupe, mais aujourd'hui, je propose qu'on innove. On va faire COMME si les structures de Tour étaient correctement dimensionnées, d'accord ?
Le " COMME " du chef de cabinet était nerveux et violent, et appuyé d'un regard destructeur et explicite vers l'ingénieur. La conclusion de la phrase suggérait très fortement que la seule réponse possible était " oui, d'accord. " En temps normal, l'ingénieur se serait certainement écrasé, mais le ton ironique du chef de cabinet le titillait, et il ne put s'empêcher de répondre :
- Mais elles ne le sont pas ! Dans dix étages, pas un de plus, je vous le dis, dans dix étages on aura des problèmes insurmontables de structures, c'est moi qui vous le dis ! On va être obligés de construire des grosses piles à l'intérieur des belles salles de mOOsieur l'architecte pour reprendre le poids des étages n + 37, voire carrément d'édifier des renforcements latéraux qui reprennent les charges additionnelles ! Moi je vous le dis, ça coûtera la peau du cul au contribuable ces conneries, j'en connais qui vont en chier pour passer le budget - il regardait le chef de cabinet dans les yeux -, mais si on se comporte en adultes responsables et que l'on prend le problème à bras le corps tous ensemble dès maintenant, on doit pouvoir rattraper un peu le coup et assurer facile vingt étages supplémentaires à moindre frais ! Oui ça coûterait cher, mais à côté de ce qu'on va débourser dans dix étages, c'est RIEN ! QUEUE D'ALLE ! Simplement je signale que dans trois étages, ce sera définitivement trop tard, faudra pas venir pleurer, moi je vous aurais prévenus ! C'est pas au GT 29 qu'il faudra s'inquiéter, c'est maintenant !
Le chef de cabinet allait répondre, mais alors qu'il poussait un énorme soupir en guise d'introduction, l'architecte le précéda :
- Je pense que nous avons tous saisi votre point de vue monsieur l'ingénieur, exposa-t-il calmement. Mais l'assemblée ici s'est prononcée différemment, et ses propositions ont été validées au niveau politique, ce qui signifie que nous avons choisi une autre direction. Et je me vois de plus obligé de vous rappeler que l'état actuel des recherches en résistance des matériaux ne permet pas de calculer le dimensionnement des piles de soutènement pour un ouvrage de la taille de la Tour. D'ailleurs, si on regarde la marge d'erreur de VOS PROPRES CALCULS, nous nous trouvons A L'INTERIEUR DE LADITE MARGE, ce qui signifie que l'on n'est pas sûr qu'un dimensionnement plus conséquent soit nécessaire ! Le delta est négligeable, si je puis m'exprimer ainsi. Je suis désolé d'employer des termes aussi techniques, messieurs, mais il y a des choses qu'on ne peut pas laisser passer.
Le second ingénieur s'interposa et il répondit en s'adressant au chef de cabinet pendant que son collègue s'étranglait d'indignation :
- Certes, la marge d'erreur existe, et nous l'avons calculée. Je signale d'ailleurs que nous la connaissons très précisément. L'idée de notre démonstration est qu'il faut se placer sur le long terme. Prévoir grand laisserait une plus grande liberté dans la conception, car...
- la conception ? hurla l'architecte. mais qu'est-ce que vous y connaissez VOUS à la conception ? ne me parlez pas de conception, vous n'y connaissez absolument rien ! chacun son travail ! est-ce que je dimensionne des piles, moi ?
Le premier ingénieur agitait les bras dans tous les sens, et le second grogna :
- Parfaitement que vous dimensionnez des piles, d'ailleurs ici tout le monde dimensionne les piles, tout le monde est un ingénieur ici, alors je vois pas pourquoi je pourrais pas faire de conception moi.
Suite à cette réponse, les deux ingénieurs se murèrent dans un silence obstiné, les bras croisés, enfoncés en arrière dans leurs sièges, leurs yeux ne regardant rien d'autre que leurs notes de calculs. Un philosophe vint à leur secours :
- D'un autre côté c'est vrai que ça semble logique. Aucune des activités concernant la construction de la Tour ne peut s'affranchir des autres. Conception, dimensionnement, financement et sens par exemple sont indissociables. Le statut tabou et privilégié de la " conception " pure et dure est peut-être à revoir.
- Ouais, fit le Grand Prêtre, si Dieu a voulu que les architectes fassent du dimensionnement, c'est bien pour que les ingénieurs fassent de la conception eux aussi. J'aurais d'ailleurs quelques questions à poser sur le manque de, comment dire, de " sacré " des formes du E25. Cet étage manquait de manière flagrante de, comment dire, de punch religieux si je puis m'exprimer ainsi. Ce temple que nous élevons à la gloire du Seigneur ressemble par certains aspects à une, comment dire, à une halle aux bestiaux, voilà. Une halle aux bestiaux, ajouta-t-il, très fier de l'image qu'il venait de trouver.
Les deux ingénieurs rigolaient franchement, et l'architecte était fou de rage. Un philosophe murmura à son collègue, assez fort pour que le chef de cabinet l'entende, que l'image de la halle aux bestiaux convenait parfaitement à un édifice religieux et qu'il ne voyait pas pourquoi le Grand Prêtre se plaignait. Le chef de cabinet ne put réprimer un sourire. L'architecte était devenu tout violet, il frappait à toute volée du poing sur la table pour exiger le silence. Il se mit à crier, et ses phrases étaient hachées de hoquètements incontrôlés. Le Grand Prêtre se demandait ce qui se passait, et les autres ne cherchaient pas à dissimuler un sourire.
- mais j'aimerais bien savoir ce que vous y connaissez à la conception, tous autant que vous êtes ! Sachez que concevoir c'est un métier, messieurs, c'est pas de la rigolade, ça ne s'improvise pas ! C'est pas le premier édifice religieux que je fais, et ce n'est certainement pas le dernier, c'est pas pour rien que le roi en personne m'a choisi ! alors chacun discute de ce qu'il connaît et les vaches seront bien gardées ! Moi je ne fais ni prêche ni politique, alors vous me lâchez avec la conception d'accord ? Et pour finir, permettez-moi d'ajouter que la Tour ne ressemble certainement pas à un hangar à bestiaux !
Il avait hurlé cette dernière phrase en regardant le Prêtre dans les yeux, et celui-ci s'était tassé sur son siège, cherchant de l'aide à droite et à gauche. L'architecte se rassit, sa figure était presque noire et ses yeux injectés de sang. Il n'avait pas quitté le Prêtre des yeux et son regard semblait dire que s'il avait décidé que le vingt sixième étage ressemblerait à une grange, alors il ressemblerait à une grange, point à la ligne. Pour mettre fin à la conversation, il ouvrit son sac, en sortit une petite brique jaune et regarda l'ingénieur droit dans les yeux. Celui-ci démarra au quart de Tour : il se leva brusquement les deux mains à plat sur la table, puis reprenant son calme, il dit doucement :
- Oh ben que voilà ? Une nouvelle brique. Jaune. Comme elle est jolie.
Un murmure parcouru l'assistance. Le chef de cabinet regarda la brique d'un œil mouillé.
- Voici la brique du E26, déclama l'architecte avec emphase.
L'ingénieur s'était saisi de ladite brique. Il l'avait soupesée et mesurée, puis il avait donné les mesures et poids approximatifs à son collègue qui s'était plongé dans un de ses papyrus. Il discutèrent quelques secondes entre eux sous les yeux de l'assistance toute entière, puis l'ingénieur rendit sa sentence :
- Impossible. Il est impossible de construire un étage entier avec ce type de brique. Par contre, elle sera parfaite comme décoration. On en recouvrira les parois extérieures, ça fera très joli, et tout le monde sera content. Bon, je propose qu'on parle des circulations maintenant, parce qu'on a...
L'architecte s'était encore levé :
- Comment ça de la décoration ? Le concept que j'ai choisi pour le E26 est justement de réaliser l'ensemble des structures, du pavage et des revêtements de parois avec un matériau unique. La couleur jaune est une métaphore du soleil, son utilisation exclusive symbolise le lien entre la terre et le ciel, illustrée notamment dans la non - dualité sol/plafond, puisque ceux-ci seront réalisés dans le même matériau. A la fois terre (d'où nous venons) et ciel (où nous allons), cette petite brique jaune symbolise la Tour elle-même puisqu'elle réalise seule l'impossible jonction. Cet étage nous rapprochera plus du ciel par le biais de simples briques qu'aucun des autres étages n'a pu le faire. Il n'existe aucune possibilité de choix, messieurs, c'est cette brique ou rien.
Un silence se fit. Les philosophes, le Grand Prêtre et l'astrologue étaient scotchés. Le chef de cabinet ne semblait pas impressionné une seconde. On l'entendait presque penser sa phrase fétiche : " tant que la Tour avance, moi... " Les ingénieurs avaient l'air perplexes. Le premier reprit la parole :
- On ne peut pas utiliser cette brique pour TOUT l'étage, c'est impossible. Tous nos calculs ont été faits à partir de la brique standard, c'est-à-dire 11 centimètres sur 22, et 6 centimètres de hauteur. Ce... machin fait 6,5 centimètres (virgule cinq !) sur 12 et seulement 5 centimètres de hauteur. Je ne suis même pas sûr qu'elle corresponde aux normes minimales de sécurité. A peu de choses près, il faudra deux fois plus de briques, soit plus de main d'œuvre, plus de ciment, et plus de risques d'erreurs.
L'architecte l'interrompit en signalant que question erreurs, on n'en était plus à ça près, mais l'ingénieur l'ignora. Il enchaîna en signalant qu'en résumé il n'allait pas recommencer ses calculs parce qu'un petite tapette d'architecte avait pondu un " concept ", et que ce n'était certainement pas ces briques de pédé qui allaient soutenir la Tour. La " petite tapette d'architecte " fit doucereusement remarquer que si on appliquait les théories " subtiles " de son impétueux et néanmoins cher collègue, il ne resterait plus dans la Tour que des piles énormes avec un petit peu de place autour pour laisser passer les agents d'entretien, et ce dès le 28è étage ! Le " cher collègue " répliqua que peut-être, mais qu'on n'était pas non plus obligés d'habiter ou d'utiliser absolument TOUS les étages de la Tour, et qu'il existait des contraintes dont on ne pouvait pas s'affranchir, et que malheureusement il semblerait que bien peu de personnes en ait conscience. Le chef de cabinet s'était alors interposé en disant d'une voix forte qu'aucun peuple ayant toute sa tête n'accepterait de payer des impôts pour une Tour composée uniquement de poteaux, même s'il restait de la place pour les agents d'entretien, et qu'il n'était pas question d'entamer les finances publiques pour une Tour qui ne servirait à rien. Le Grand Prêtre s'était indigné qu'à partir du moment où la Tour progressait vers les cieux, elle était utile, et que peu importe ce qu'on faisait des étages, et les ingénieurs approuvèrent de la tête. Le chef de cabinet s'insurgea en criant que c'était certainement pas en suivant les théories stupides d'idéalistes de votre calibre qu'on dirige une nation. Les ingénieurs furent tout surpris de s'entendre traiter d'idéalistes, et ils regardèrent avec surprise l'architecte qui fit un geste avec ses mains pour leur signifier qu'il était aussi surpris qu'eux puisque, d'habitude, c'était lui l'idéaliste. Il y eut un petit flottement qui fit que la discussion ne tourna finalement pas au pugilat, et tout le monde fut surpris de voir le calme revenir si vite. Le chef de cabinet en profita pour clore la discussion :
- Maintenant qu'on a dimensionné les piles et choisi le matériau, que reste-t-il à l'ordre du jour?
- L'observatoire, si je peux me permettre, fit l'astrologue d'une voix mal assurée. On ne peut pas remettre indéfiniment le problème de l'observatoire de GT en GT. Le E26 est d'une hauteur suffisante pour profiter d'une visibilité inégalée jusqu'à maintenant.
Le chef de cabinet répondit après un soupir :
- Monsieur l'astrologue, nous avons la même discussion depuis le E15. L'observatoire est prévu depuis le départ pour le dernier étage de la Tour où la visibilité sera maximale. Et je vous rappelle qu'il est hors de question de construire deux observatoires sur cette Tour.
L'astrologue implora :
- J'en suis parfaitement conscient, bien sûr, mais attendre le dernier étage ! J'ai l'impression qu'il n'arrivera jamais !
- Foutaises, fit le Grand Prêtre, bien sûr que si qu'il arrivera !
- Mais c'est pas pour demain, reprit timidement l'astrologue. Il faudrait peut-être alors construire un observatoire provisoire, avec juste le strict nécessaire, les instruments seraient déménagés au dernier étage le jour venu, et le local pourrait être réutilisé par la suite, non ?
- Je pense que nous savons tous ici ce qu'il advient du provisoire, répondit un philosophe. Nous avons tous en mémoire les baraquements supposés " provisoires " qui ont été construits à la va-vite autour de la Tour pour accueillir les ouvriers que nous avons fait venir des quatre coins du pays. Il était prévu de les reloger dès l'inauguration dans les premiers étages de la Tour, dans les premiers logements. Mais la publicité faite autour du projet et l'engouement qu'il a suscité ont provoqué une flambée des prix des logements dans la Tour, et les promesses initiales ont vite été oubliées, et les ouvriers sont dans leurs baraquements d'origine depuis trente ans, alors que ceux-ci n'ont été construits que pour durer dix ans. Alors imaginez un peu ce qui se passera lorsqu'on arrivera au dernier étage, les passions que va générer cet espace unique dans l'histoire de l'humanité ! S'il existe déjà un observatoire ailleurs dans la Tour, je crains que celui du dernier étage ne passe à la trappe.
- Bien sûr, renchérit l'autre philosophe, mais n'est-ce pas là un argument POUR, au contraire ? Je veux dire, quelles sont les chances pour que le projet de l'observatoire voie le jour au dernier étage ? Parce que ça discute déjà sec autour de ce mystérieux étage, et je pense que plusieurs d'entre nous en sont parfaitement conscients, pas vrai ? J'ai entendu parler d'une pétition qui circulerait dans le milieu religieux afin de faire une requête auprès du roi pour que le dernier étage soit un lieu de culte.
Il regarda le Grand Prêtre qui toussota légèrement et se mit à fixer les papyrus des ingénieurs. L'autre philosophe renchérit :
- Je crains de toute façon que leur pétition n'ai aucun effet. J'ai quant à moi ouï dire que la cour du Roi fait pression sur ce dernier pour que ses appartements soient au sommet, tandis que la Cour aurait les siens juste en dessous bien entendu.
Le chef de cabinet ne répondit pas à l'insinuation. Cela faisait longtemps que ces bruits et bien d'autres circulaient sur l'étage final. Tous les projets, même les plus saugrenus avaient déjà été évoqués au moins une fois : une table d'orientation pour pouvoir observer l'ensemble du royaume, un terrain de sport pour profiter d'une gravité plus faible, un lieu de méditation, une piscine, rien, des canons (pour la défense du royaume), tout semblait possible. Le seul projet qui ne revenait jamais, c'était l'observatoire que l'astrologue était le seul à revendiquer, " puisqu'on l'avait dit, on le fera, non ? " Le premier ingénieur brisa le silence :
- Je ne suis pas sûr que ce soit la peine de se prendre autant la tête pour ce fameux " dernier étage ". Comme on est partis, on y est peut-être déjà !
Avant que le chef de cabinet qui avait bondi ne puisse répondre, l'architecte glissa :
- Je crois qu'il vaut mieux s'en préoccuper très vite au contraire, parce que dans trois étages il n'y aura plus la place que pour des poteaux.
Alors que l'architecte et les ingénieurs recommençaient à s'engueuler et que l'astrologue, en proie à une confusion extrême, se mettait à trembler, le chef de cabinet se prit la tête dans les mains et murmura " mais qu'on la finisse cette putain de Tour, qu'on la finisse bordel ". Les philosophes discutaient entre eux d'un air entendu. Le chef de cabinet se reprit et déclara :
- Bon, monsieur l'astrologue, je crois que le problème de l'observatoire est très complexe, et que nous aurons du mal à le tirer au clair aujourd'hui. Je propose de nommer dès demain une commission présidée par messieurs les ingénieurs qui y réfléchisse sérieusement. Nous reprendrons cette discussion lorsqu'elle aura rendu ses conclusions.
- Oui mais quand ? supplia l'astrologue.
- Je lui donne un délai de trois mois. Le point suivant à l'ordre du jour concerne la circulation, la distribution d'eau et les déchets. Si j'en crois votre rapport, monsieur l'ingénieur, les escaliers sont sous - dimensionnés, les canalisations sont trop petites, et les tunnels de descente des ordures atteindront leur capacité maximale dans un étage seulement.
- La Tour, commença l'ingénieur...
- Est sous - dimensionnée, termina le chef de cabinet, on s'en serait doutés. Ecoutez, je suis bon prince, je nomme une commission chargée de la circulation présidée par monsieur l'astrologue, une commission chargée de l'eau présidée par messieurs les philosophes, et enfin une commission chargée des déchets présidée par monsieur l'architecte. Ca y est, tout le monde a sa commission, hé bien je crois qu'on peut lever la séance.
L'architecte fit la grimace.
- Mais, mais, bégaya l'ingénieur, ils n'y connaissent rien en...
- Monsieur l'ingénieur, je ne vous permets pas de préjuger des compétences de vos collègues. Dans trois mois, on y verra beaucoup plus clair. Voilà, monsieur l'architecte, il ne vous reste plus qu'à nous dessiner ce magnifique futur étage vingt six. On découvrira vos premières esquisses dans un mois, à la prochaine réunion du GT 26. Des questions ?
Tout le monde resta scotché par cette conclusion. Personne n'osait plus rien dire. Alors que le chef de cabinet était presque sorti, l'architecte leva timidement la main :
- Mais, je... je mets un observatoire ou quoi dans mon projet ?

 

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