les nouvelles drôles et amusantes de Phiip

oooooooooooooooh, des nouvel' !

Si vous aimez le lard, et si vous aimez le cochon, alors vous aimerez ces superbes petites nouvelles rédigées par le jeune Phiip il y a quelques années.
Je les ai relues, et comme elles me font toujours rires (oui, je ris souvent tout seul) et qu'elles sont plutôt courtes, je m'a dit :
- woallez !! fous-les su'l'sit', ça te f'ra des mots clés !!
Et donc voilà. Je vous laisse apprécier ces nouvelles drôles et rigolotes, ces petites histoires amusantes, en un mot, ces superbes morcifs de littérature...

le soleil  ][ la leçon  ][  les citrons ][  Les plantes aussi ont besoin d'amour ][  scène de la vie quotidienne ] [ the michionne ]



LE SOLEIL


- Haut les mains, personne ne bouge !
- Tous à plat ventre tas de fumiers !
Un ange passa. Dans la banque, les trois clients et les deux guichetiers regardaient les deux intrus sans comprendre. Puis, quelques instants plus tard, la substance des messages délivrés par les bandits fut assimilée. Rose, cliente au Crédit Truelle depuis 25 ans, risqua timidement une phrase :
- On se met à plat ventre, et puis on lève les mains, c'est ça? Parce que les deux à la fois, c'est pas évident, évident...
- Tu la ferme, la pouffiasse permanentée ! Ca, c'est un flingue, et si tu nous gonfles, il est pour toi, OK?
Rose se renfrogna. A côté d'elle se tenait un petit barbu et un jeune homme qui suivait visiblement des cours de musculation. Ce dernier pris la parole.
- Bon, moi je propose qu'on lève les mains, et puis qu'on bouge plus. Le sol a l'air très très froid, vous voyez ?
- Ta gueule Stallone ! Tu te crois peut-être malin, mais nous on est deux, et vous allez en chier si vous nous faites chier, OK ?
- OK, Miqué, répondit son acolyte.
- Ta gueule, Plûtot, et tu m'appelle plus Miké, OK ? C'est des masques, c'est pour qu'on voit pas nos visages, OK ? Et c'est tout, c'est pas mon nom !
- C'est vrai, dit Rose, on voit pas vos visages.
- Pour sûr, répondit Stallone, on les voit pas.
- Vos gueules putain, hurla Miké, et toi le caissier, aboule le fric en vitesse !
Les deux guichetiers n'avaient pas bronché. Alexandre (c'était marqué sur le carton), étant le seul homme des deux, en conclut que la remarque s'adressait à lui. Sa collègue était tétanisée. Conscient d'être devenu le centre d'intérêt de la conversation, il vira au rouge violacé avant de bafouiller d'un seul trait.
- Je ne suis que guichetier (pas caissier) excusez moi ne me tuez pas j'aurais pu avoir une femme et des enfants si j'étais marié mais ce n'est pas le cas ne me tuez pas Monsieur Miqué je n'ai pas le clef du coffre et je ne connais même pas la combinaison...
Il jeta un regard furtif à gauche et à droite pendant que Miké s'approchait le revolver en avant.
- Je vous jure j'ai pas la clef, c'est Monsieur le Directeur qui a la clef, et il connaît la combinaison, il est dans le bureau au fond du couloir à gauche, mais moi j'ai pas la combinaison alors il faut pas me tuer.
Les bras le long du corps, le pistolet ballottant, Plûtot regardait la scène d'un oeil intéressé. Il pensait qu'il avait voulu le masque d'Oncle Picsou, mais que celui-ci n'était plus au magasin. Pourtant, c'était le masque de la situation, et il aurait alors certainement pu sortir quelques remarques bien à propos, du style, du style...
Miqué était arrivé au guichet, l'air aussi menaçant que l'on puisse avoir avec un masque de Miqué sur le visage.
- Hé bien je vais aller voir Monsieur le Directeur, et même que je vais y aller tout de suite. et toi, n'essaye pas de déclencher l'alarme, hein, ne joue pas au héros, OK ?
- Moi jouer au héros ? Rassurez-vous monsieur Miké, avec...
- NE M'APPELLE PLUS MONSIEUR MIKE !! C'est Monsieur tout court pour toi, OK ?
- OK Monsieur Mi... OK Monsieur ! Pas de problème, rassurez-vous, je ne vais pas jouer au loto, au héros pour 15000 francs par mois, alors ça, aucune chance. Pourquoi je jouerai au héros d'abord ? Pour un salaire aussi misérable ? Aucune chance !
- Ah ça ouais, renchérit sa collègue, brusquement réveillée.
Mais rien ne pouvait plus arrêter Alexandre.
- Jour après jour on doit se taper des saloperies de pauvres qui arrivent par dizaine avec les bottes sales dans notre belle banque, et ils veulent qu'on leur prête du fric? Et sous prétexte qu'on s'appellerait Crédit Truelle, il faudrait pourrir de frics ces cons qui vont aller le boire dès qu'on aura le dos tourné ? Non mais je rêve ? Crédit Truelle mon cul, c'est le crédit des Nains de Jardin, oui ! Tous ces enculés qui ne pensent qu'à leur petites baraques étriquées dans les lotissements minables de cette banlieue de merde, je te les interdis tous de chéquier, moi ? Et pour quoi, certainement pas pour la reconnaissance, tiens !
- Ah ça non, surenchérit sa voisine, pas un bonjour, pas un merci, Monsieur le Directeur. Nous, on est de la racaille, de la valetaille, c'est tout. Et...
Miké transpirait beaucoup.
- Vous allez la fermer, oui banquiers de merde ? Vous bougez plus, vous vous taisez, Plûtot va vous surveiller, et si personne ne déconne, y'aura pas de bobos.
Miqué devenait très nerveux. Il était en découvert de plus de trois cent vingt huit francs à la Poste, et il assumait assez mal son interdiction de chéquier. Mais les banquiers exerçait sur lui une sorte d'autorité à laquelle il avait du mal à résister. Un bureau de directeur de banque relevait pour lui du plus inaccessible et tabou des lieux. C'est pourtant très crânement qu'il passa derrière les guichets, traversa le couloir et pénétra dans le Bureau du Directeur de la Banque.
- Hé, vous faites pas baiser, cria Alexandre, y'a plus de trois cent mille balles dans le coffre, on vient juste de les recevoir !

Miqué venait de pénétrer dans le bureau du Directeur sans frapper, et il s'étonna lui-même de son audace. Derrière un grand bureau tout acajou, le directeur n'avait pas levé le nez. Il lança d'un air exaspéré :
- C'est encore vous mon petit Alexandre ? Et qu'est ce que vous me voulez encore, toujours une histoire de découvert je suppose? Vous ne trouvez pas que ça vire à l'obsession ?
Aucune réponse ne se faisant entendre, il leva la tête. Miké était immobile sur le seuil, son pistolet pendouillant lamentablement contre sa cuisse. Il venait de réaliser qu'il était chez Le Directeur de la Banque, et il restait tétanisé. Le Directeur avait-il remarqué le revolver ? Toujours est-il qu'il n'en fit rien paraître. Il exhala d'un air fatigué :
- Bravo Alexandre, alors maintenant, il laisse entrer les découverts sans même les annoncer, je crois que là, il a passé les bornes...
Il rajouta plus fort :
- Alors mon brave, on a investi dans des actions Eurodisney, et maintenant on est ruiné, n'est-ce pas ?
Miké restait immobile. Sa remarque humoristique ne déclenchant chez l'intrus aucune hilarité, le Directeur soupira fortement et lâcha d'un ton sec, tout en pianotant sur son ordinateur:
- Votre numéro de compte s'il vous plaît Monsieur.
Miké se mis à transpirer abondamment, comme un enfant pris en faute. Où qu'il aille, quoi qu'il fasse, la machine bancaire retrouvait toujours sa trace, même lorsqu'il avait un masque de Miqué sur la tête, il était fiché comme "découvert", synonyme d'infamie et de mise au banc de la société. Toute sa vie il avait été un paria : lorsqu'il était petit, sa mère l'avait surpris alors qu'il retirait vingt francs de son sac à main, il avait reçu une baffe très douloureuse de sa mère, et une deux fois pire de son père, et il avait été traité de voleur. Depuis chaque fois que quelqu'un haussait un tant soit peu le ton en bougeant un peu vite les bras, il se protégeait pour ne pas être frappé et il voyait alors dans les regards de tous l'air de dégoût qu'avaient eu ses parents en découvrant qu'il était un voleur. Depuis, il n'avait pourtant rien volé, mais la culpabilité le poursuivait toujours. Ses camarades de classe, puis ses collègues de bureau avaient tous très vite trouvé sa faiblesse et ils en abusaient pour le torturer.
Ne pouvant plus supporter cette situation, Miké avait décidé un mois plus tôt de conjurer le sort et de devenir maître de son destin.
- Je... Je ne suis pas venu pour...
- Ben voyons, tonna le Directeur, vous êtes venu changer l'eau des fleurs peut-être ?
Personne ne comprenait jamais le directeur. Lui qui aurait voulu être quelqu'un comme tout le monde était toute sa vie resté prisonnier de son image : premier de la classe, major de son Ecole de Commerce, Diplôme obtenu avec les félicitations du jury, il était toujours apparu aux autres comme inaccessible. Il avait parfois cru que son humour pourrait lui attirer la sympathie des autres, mais personne ne comprenait ses blagues. Il appuya sur l'Interphone.
- Alexandre petit con ! beugla-t-il, quand Monsieur aura fini vous passerez dans mon bureau, nom de dieu !
Et il relâcha le bouton de l'Interphone. Lorsqu'il s'adressa de nouveau à Miké, sa voix était terriblement calme et posée, mais certains mots étaient à moitié mangés et résonnaient bizarrement dans le grand bureau.
- Numéro de compte.
Miké, complètement affolé, cherchait sans succès les vases dans la pièce. Il eut un rire nerveux complètement étouffé, s'essuya le masque et lâcha négligemment:
- Un, huit, neuf, et... Merde, c'est comment déjà ? Putain c'est pas possible, un-huit-neuf, un-huit-neuf...
- UN. HUIT. NEUF.
- Oui, c'est ça, mais après je ne me souviens plus... Non attendez, c'est le deux, c'est sûr, c'est le deux.
- DEUX.
- Non non non non, c'est pas deux, c'est pas deux, ça peut pas être deux, je crois...
- DONC. J'EFFACE. LE. DEUX.
- Oui, oui, il vaut mieux l'effacer, il n'y est pas du tout dans mon numéro de compte, j'ai confondu avec mon code de carte bleue. Un huit neuf deux.
- Vous avez encore une carte bleue ?
Miké se décomposa. Un mois plus tôt il avait reçu un avis lui demandant de rendre sa carte bleue, mais il l'avait ignoré.
- Veuillez me donner votre carte bleue s'il vous plaît.
Le directeur joignit le geste à la parole. Miké fit un mouvement brusque de protection et ferma un instant les yeux. Sa main droite tenait toujours le revolver, et le directeur l'aperçut alors.
Miké baissa ses mains. Le directeur le regardait, interloqué. Miké rouvrit les yeux. Il avait complètement oublié le pistolet. Il risqua quelques mots.
- Si... Si je vous donne mon nom, vous pourrez peut-être retrouver mon compte... Non ?
L'expression du directeur avait changé, mais Miké ne pouvait plus s'en apercevoir, il était complètement bouleversé.
- Paul Henri. Je... Je m'appelle Paul Henri. Henri c'est mon nom, et Paul mon prénom.
Le directeur renonça à chercher à comprendre et il se reprit.
- Paul Henry. Avec un i grec ?
- Non, avec un "i" tout court.
Le directeur pianota quelques instant sur son micro. Ses mains stoppèrent, et il regarda l'écran quelques secondes. Il esquissa un rictus condescendant. Puis il frappa quelques touches et déclara d'un ton péremptoire:
- Vous avez sept jours pour créditer votre compte de trois cent vingt huit francs, plus les agios qui vous seront comptés à partir de maintenant. Au revoir Monsieur Henri.

Lorsqu'il repassa devant les guichets où tout le monde l'attendait sagement, il avait la tête basse et l'air extrêmement abattu. Il souffla à l'intention de son acolyte :
- J'ai obtenu sept jours pour rembourser mon découvert.
- Bravo la fermeté, embraya immédiatement Alexandre, c'est bien l'autre con, ça. Sept jours de plus à supporter un parasite qui de toutes façons ne trouvera jamais le moyen de rembourser. Et on s'étonne que la banque aille mal, tiens ! Le laxisme nous perdra, tiens !

         Sept jours plus tard, un huissier saisit la gazinière de Paul Henri.

Phiip

Haut de page


LA LECON

Paul leva respectueusement son regard sur le Maître. Dans ses yeux pouvaient se lire toute l'admiration sans borne et toute la dévotion du disciple pour son vieux Maître japonais. Ils étaient tous deux agenouillés dans la position rituelle sur le large tatamis de la Grande Salle du Temple japonais qui les abritait. Une immense sérénité imprégnait ce lieu sacré, où tant de jeunes pleins d'espoirs avaient été formés au Grand Art et à sa sagesse immémoriale. La connaissance amassée dans la grande bibliothèque de l'autre côté du bâtiment semblait imprégner chaque meuble, chaque objet, chaque mur. Une douce lumière tamisée baignait la Grande Salle et la chargeait de mysticisme, et elle illuminait le Maître d'une aura de paix, de douceur, de sagesse, mais aussi de force et de puissance. Paul avait l'impression d'avoir le rare privilège de contempler le Karatéka Suprême, une divinité incarnée dans ce noble corps et descendue des cieux pour apporter la Sagesse.
- Mon fils, tu te demandes probablement pourquoi je t'ai convoqué ici aujourd'hui.
« Mon fils » ! Il m'a appelé « mon fils », pensa Paul, tandis que ses yeux s'illuminaient de gratitude. Car Paul n'était pas de cette terre, il n'était pas né au Japon, mais dans une petite ville du sud de la France, une petite ville tranquille où il ne se passait jamais rien. A dix ans, Paul avait déjà vu tous les films de karaté à la télé, et ses héros s'appelaient Bruce Lee et Jakie Chan. Il avait pris des cours de karaté et obtenu péniblement (mais obtenu quand même) sa ceinture marron. A quinze ans ses professeurs avaient mis un frein à sa ferveur en l'excluant du club pour « trop grande brutalité ». « Trop grande brutalité ! ». Juste parce qu'il avait un peu cassé le bras à un petit con de Grenoble qui ne savait même pas attacher correctement sa ceinture. Et en plus il l'avait frappé, ce petit con. Il avait essayé de lui exploser la tête comme Bruce Lee quant il prend tout seul les trois méchants dans le film, là, où il frappe tout le monde dans le château pour délivrer la gonzesse qui arrête pas de gueuler pendant tout le film. Mais Paul avait pas du tout apprécié qu'un petit rigolo de Grenoble singe comme ça son héros favori, et alors il s'était un peu énervé. Il aurait peut-être du arrêter de le frapper après lui avoir cassé le bras. Mais bon, quoi ? Il l'avait épargné non ?
- Mon fils, poursuivit le Grand Maître, je me souviens quand tu es venu à moi.
Oh ! lui aussi se souvenait. Comment oublier le jour où, à seulement vingt ans, il avait débarqué au temple, avec quelques vêtement et une carte bleue pour unique richesses. Les sages l'avaient alors pris sous leur protection, ils lui avaient donné un super-kimono de vrai karatéka et tout, ils l'avaient installé dans une petite chambre avec un lit, et ils l'avaient débarrassé de ses anciens vêtements et de sa carte bleue, « afin qu'ils abandonne son passé pavé d'échec et de l'incompréhension des autres pour construire une nouvelle vie spirituelle. Et le Maître lui-même avait dirigé son éducation, il lui avait tenu la main sur le long cheminement physique et spirituel qui pousse l'homme vers les hauteurs sans fin de la connaissance suprême. Il lui avait enseigné « l'esprit du karaté ».
- Nous avons placé toutes nos espérances en toi, nous t'avons confié les grands secrets du noble art et nous avons forgé ton corps. Ensemble, nous sommes partis vers le Grand Temple de La Connaissance, et ensemble, nous avons construit ton esprit. Te souviens-tu des heures que nous avons passées ensemble, sur ce même tatamis? Je me souviens des trésors d'imagination dont tu faisais preuve au début.
Comme Paul se souvenait lui aussi ! Ces heures, ces jours, ces cinq années à côtoyer le vieux maître, ces années passées à répéter sans lassitude les mêmes gestes, les même prises. Une ombre cependant, et le coeur de Paul se serra. Le grand écart. Il n'avait jamais réussi à faire le grand écart. Et pourtant il avait essayé sans relâche, sans l'oeil serein de son vieux Maître. Comme il avait essayé, des heures durant dans sa chambre, sur la planche de bois qui lui tenait lieu de lit, de toucher le sol les jambes écartées. Mais il restait deux centimètres, et il ne touchait jamais. Jamais. Pourtant tous savaient faire le grand écart, le Maître, les autres disciples, les professeurs, Bruce Lee, Jackie Chan. Des fois même parfois, des gens qui passaient juste comme ça au temple, pour passer quoi, sans but vraiment précis, des gens qui si ça se trouve ne s'approcheraient jamais de la Connaissance, et bien ces gens venaient là, et pour se moquer de lui, ils faisaient le grand écart, là devant lui, et quant il essayait de les frapper, ils lui explosaient la tête.
- Tu vois, mon fils, il existe en toi une ferveur, une force. Je ne sais pas très bien ce que c'est en fait, mais c'est à l'intérieur, et ça te pousse. C'est cette force qui t'as aidé à imaginer cette tactique que je n'ai vu chez personne d'autre que toi. J'aime cette tactique. Casser le bras de l'adversaire et le bourrer de coups de pieds lorsqu'il est par terre, je n'avais jamais vu ça. Surtout comme tu t'acharnes patiemment à lui « exploser » soit la tête, soit son bras déjà cassé. Et, je ne sais pas si je devrais te le dire, mais j'aime aussi la beauté de ton geste, quand tu as vaincu, c'est-à-dire quand l'autre ne bouge plus, mais alors vraiment plus, lorsque tu prends une grande inspiration et que tu essayes de faire le grand écart. Ca non plus, je ne l'ai vu chez personne d'autre, et pourtant j'en ai eu des disciples. Mais eux, comme d'ailleurs tous les gens que je connais, ils ne font pas comme ça. Ils saluent, et ils vont s'agenouiller. C'est tout. Ah oui, ils ne hurlent pas non plus en levant les bras au ciel et en criant le nom d'une « gonzesse ». Ca non plus ils ne le font pas.
Agnès. Stallone criait le nom de sa femme dans Rocky, à la fin du combat, alors lui, il criait le nom d'Agnès. Pas qu'il sorte avec Agnès, où qu'il ait eu une histoire tragique avec elle. Non, rien de tout cela. Elle voulait pas. Lorsqu'ils étaient allé revoir « la Queue du Dragon » pour la douzième fois, elle l'avait quitté. Il ne l'avait jamais embrassée. En général, après le film (ils commençaient toutes leurs soirées par un film), il lui mimait patiemment une à une toutes les scènes du film (sauf celles avec un grand écart, mais elle remarquait jamais lorsqu'il manquait une scène). Et puis comme il était tard, il la raccompagnait chez elle en kimono. Si elle avait voulu jouer l'héroïne du film, il aurait trouvé un prétexte pour l'embrasser, mais elle refusait toujours, arguant qu'elle voulait « être aimée pour elle-même » ou un truc du genre. Et puis un jour, elle n'avait plus voulu le voir, et il s'était retrouvé tout seul avec une peine vachement « souffrance intérieure » et mélodramatique comme tout. Après il était parti au Japon, et depuis, le soir dans sa chambre, il se repassait les films de sa jeunesse.
- Les années sont passées, et tu as appris de nouveaux gestes. Tu es devenu plus rapide, plus adroit, et je crois que tu penses plus. Je vois clair en toi, et je vois dans tes yeux les combinaisons que tu imagines pour terrasser ton adversaire, je sens l'esprit qui anime tes gestes quant tu gagnes. Par contre, et je crois que nous en avons déjà discuté à plusieurs reprises, quand tu perds, tu t'énerves, et là, tu ne penses plus. Vois-tu, l'homme, lorsqu'il est aveuglé, répète alors les schèmes qui sont imprimés dans son corps et son esprit, il se souvient des obstacles de son passé, de mouvements instinctifs pour les surmonter.
- L'homme laisse son instinct agir ! cria Paul, tout fier.
- C'est cela, soupira le Maître, il laisse son instinct le dominer, et il agit sous son emprise comme un animal.
- Comme un fauve blessé ! compléta Paul.
- Si on veut, répondit le Maître qui semblait sous l'emprise d'une immense lassitude. Enfin bon il ne se maîtrise pas, hors le bon karatéka doit apprendre à se maîtriser, même quand on le frappe, même quand il perd Paul. Il faut respecter ton ennemi, et si il gagne, trouve pourquoi, AVEC TON ESPRIT, trouve sa tactique, contre-là et gagne. Bien sûr, ce chemin est ardu, car c'est le chemin de la sagesse. Mais tu dois l'emprunter, tu ne dois pas prendre le mauvais chemin. Tu ne dois pas assommer ton vainqueur par derrière avec une statuette lorsqu'il se change au vestiaire. Tu ne dois pas frapper la tête de ton vainqueur à coup de pieds pendant qu'il te salue. Tu ne dois pas foutre la merde dans nos compétitions et frapper par derrière tous ceux qui savent faire le grand écart, tu dois rester calme et savoir te maîtriser. C'est difficile je le sais, et moi-même je ne suis pas sûr d'y réussir tout le temps, surtout ces derniers temps, mais toi, toi mon fils, tu dois savoir le faire, tu dois apprendre à te calmer, tu comprends, il faut que tu te calmes !
Le Maître avait monté la voix. Celle-ci était rassurante, forte et puissante, presque chantante. Quant il vit les yeux de son Maître luire un peu plus fort sous ses blancs sourcils broussailleux, Paul se sentit envahi d'une ferveur mystique. Il sentit la force de son Maître à l'intérieur de son corps, et il se vit victorieux à ses côtés, cassant les bras de ses ennemis et leur frappant la tête lorsqu'ils sont par terre. Des larmes lui montèrent aux yeux et il demanda d'une voix assurée :
- Maître, comment dompter un fauve blessé ?
Le Maître écarquilla les yeux, incrédule. Paul vit qu'il était sous l'emprise d'une grande émotion, contre laquelle il semblait se débattre. Puis ses poings ses serrèrent, et il se redressa vigoureusement. Il hésita, puis il tonna :
- Ca suffit avec ces histoires de fauves blessés ! On n'est pas dans la jungle ici, les gens n'ont pas à passer leur temps à se frapper les uns les autres, ou à surveiller sans arrêt leurs arrières parce qu'ils ont fait un grand écart !
- Depuis des années, nous cheminons ensemble mon fils, reprit-il d'une voix plus posée. D'abord je t'ai appris les gestes, et tu les as compris. A ta manière, mais tu les as compris. Ensuite je t'ai enseigné des tactiques que seuls quelques initiés de part le monde connaissent. Tu les as comprises, et parfois tu les utilises en début de combat. Je t'ai appris la tactique « du Serpent », que seuls toi et moi connaissons désormais. Mais sur le tatamis, tu répètes les gestes sans conviction. Je t'ai enseigné l'esprit du karaté. Du moins j'ai essayé. Et dès que tu perds ou que quelqu'un fait le grand écart, tu t'énerve et tu cherches à le frapper. Sais-tu que le Conseil des Anciens a pensé un temps supprimer le grand écart de notre enseignement ?
Paul regardait son Maître avec passion. Celui-ci lui avait enseigné toutes les passes des films de Bruce Lee ou de Jackie Chan. Il n'avait pas voulu pour les films de Rambo, mais quelle importance ! Maintenant, Paul pouvait jouer tous ses personnages à la perfection. Evidemment, le problème ensuite, c'était dans les combats. Les autres ne réagissait presque jamais comme dans le film, et ses attaques tombaient à côté du but, et il se faisait frapper et il s'énervait, et après ça criait de partout. De toutes façons, ici, personne n'avait vu les films de Jackie Chan. Seul un novice avait vu un film de Bruce Lee, « la Queue du Dragon » justement, et il n'avait pas aimé, il disait que c'était vraiment « trop mal joué pour être crédible », ou quelque chose comme ça. Alors Paul l'avait frappé par derrière, et il s'était fait engueuler. Depuis, il avait décidé de ne plus parler aux autres élèves. Mais il buvait les paroles des Maîtres comme à la source d'une fontaine miraculeuse, même si ceux-ci n'avaient pas vu les films. Et pour cause, qu'auraient-ils eu à apprendre, eux les Grands Maîtres ?
Et lui il les avait tant et tant déçu : il ne savait toujours pas faire le grand écart. Un voile de tristesse passa devant ses yeux.
Le Maître s'agitait.
- Sais-tu, mon fils combien de personnes tu as envoyé à l'hôpital en cinq ans ?
- J'y arriverai Maître, j'arriverai à faire le grand écart, il me faut juste un peu plus de temps. Le loup affamé qui guette la lisère mangera plus vite que celui qui s'aventure dans la forêt. Je serai le loup qui part quand même dans la forêt pour aller plus vite. Je m'entraînerai nuit et jour, je ne vous décevrai pas.
Le Maître eu un petit geste nerveux, comme s'il cherchait à se protéger le bras. Paul avait souvent vu ce geste, chez plusieurs des pensionnaires du temple. Le Maître poussa un énorme soupir, comme s'il cherchait à rassembler quelques forces intérieures. Il se ramassa légèrement, ferma ses yeux pendant quelques secondes complètement immobile. Paul attendait la réaction du Maître.
- Paul, nous allons prendre le problème dans l'autre sens. Comme tu t 'en doutes, nous ne vivons pas simplement de karaté et d'eau fraîche, le Temple, pour fonctionner, a besoin d'argent.
Mon dieu, pensa Paul, cette fois-ci, ça y est, le Maître me parle d'argent pour me tenter. C'est probablement le jour de la Grande Epreuve, le Maître veut savoir si je suis prêt. Il va vérifier si mon esprit est solide, et puis (mon dieu) il va probablement tester mon physique. Paul mon grand, c'est le jour, c'est le grand jour, soyons alerte. Maître, oh mon Maître, pensa Paul, cette première épreuve est trop facile.
Le Maître avait continué à parler.
- ...strictions budgétaires, comprends-tu Paul ?
- Maître, clama Paul fièrement, je ne suis absolument pas intéressé par l'argent.
Et il esquissa une moue de dégoût.
Un ange passa. Le Maître avait troqué sa fière position du Maître Karatéka agenouillé contre une position nettement plus voûtée, voire avachie. Ses yeux semblaient vides.
C'est probablement un piège, pensa Paul, il essaye de paraître vulnérable pour que je l'attaque sans me méfier. Mon dieu, la deuxième épreuve est commencée, comme dans « La Queue du Dragon ». Je dois attendre qu'il attaque.
Le Maître semblait réfléchir. Il n'avait pas bougé. Il releva un peu la tête, sa main se tendit, puis elle retomba. Paul avait bandé tous ses muscles, et il ne relâcha pas son attention. Ses yeux ne quittaient pas les mains de son Maître.
Et puis le Maître eut un geste brusque. Peut-être voulait-il tendre les mains en avant pour se lever. Une décharge électrique traversa le corps de Paul, qui fut sur ses pieds en un quart de seconde, prêt au combat. Il lui sembla distinguer dans l'oeil du Maître comme une lueur d'incrédulité, mais l'heure n'était plus à la réflexion, le Maître avait plus d'expérience, Paul ne pouvait pas rivaliser avec lui dans ce domaine. Son regard se concentra sur le bras du Maître. Casser le bras, pensa-t-il, casser le bras, et il bondit.

Paul se réveilla quelques heures plus tard, allongé sur le sol dans un petit village des alentours. Il avait échoué, et maintenant, il était exclu, pensa-t-il. Il se mit dans la position de combat de Bruce Lee, dans la scène où il est dans la cave avec trois méchant et où il se les fait l'un après l'autre, et après il fait le grand écart. Paul répéta les gestes du combat avec précision, et à la fin de l'enchaînement, il se laissa tomber sur le sol, et pour la première fois de sa vie, il réussit le grand écart. Il entendit un « bravo ! ».
Il se retourna et vit une petite fille et un garçon à peine plus grand, assis sur le rebord d'un trottoir, qui l'applaudissaient.

Phiip

Haut de page


BADIBOUDABOUM (BOUM BOUM)

- TEEEEEERRE !
Un souffle de consternation passa sur la Santa Maria. Cela faisait belle lurette que ces mots ne suscitaient plus le moindre espoir chez l'équipage. Résigné, Le Second, le second, envoya deux hommes fermer à clef la cambuse et compter le nombre de bouteilles disparues. La vigie hurlait des mots que le vent noyait dans un tourbillon de brume.
- C'est n'importe quoi, avec ce brouillard personne ne voit la pointe de ses pieds, comme "il" pourrait voir la terre l'autre ? C'est vraiment n'importe quoi, il raconte n'importe quoi...
L'homme attendait visiblement une confirmation de Le Second, mais ce dernier se contenta de soupirer.
- Hé chef ! Il faudrait peut-être ralentir l'allure. Si on rencontre un autre navire, on risque un choc terrible. Non mais diantre, sans me gausser d'aucune façon, faut faire gaffe quoi merde...
Le regard noir du second suffit à couper net la verve un tantinet gouailleuse de Ricardo (le cuisinier). Après plus de deux mois de navigation en direction du bout du monde, il était effectivement peu probable de croiser quiconque. Plus personne ne se souvenait depuis quand ils étaient sur le bateau, "on" ayant fumé le calendrier et le journal de bord.
- Bon, alors je fais du poisson, ça vous botte ?
La brume rendait le silence encore plus pesant.
- Par contre, c'est pas sûr qu'il reste du citron, mais je vais vérifier.
Un ange passe, les regards se font lourds.
- Hé chef, je pensait à un truc : il me reste quelques pépins, il suffirait de les planter, non ?
L'ange repasse tandis que sur le bâteau, les regards et les poings qui vont avec s'approchent sans discrétion de l'ennuyeux.
- Non mais si vous préférez sans citron, c'est comme vous voulez, je propose, vous dispose... Vous voulez du poisson, je fais du poisson, vous voulez de la lotte, je fais de la lotte, si vous voulez du thon je fais du thon, y'a pas de problème ! Même du maquereau ! Suffit de demander ! Avec pas de citron, c'est avec pas de citron, point, je m'incline.
Parfois, il semble que le sort des gens ne tienne qu'à un fil ténu. Parfois c'est à un mot de trop.
- Mais c'est tout simple, vous savez, je veux dire je prends un pépin, et hop ! Faut juste trouver un peu de...
- TEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEERRE !
Le hurlement avait pris les protagonistes de court, et ils se surprirent à courir vers l'avant du bateau, le coeur rempli d'espoir. Bien que pour la huitième fois de la journée et pour la troisième semaine de suite "on" annonce L'événement que tous attendaient, tout le monde se précipitait dans une ruée qui valait aisément celle des deux toutes premières alertes. Même la vigie se surprit à regarder un peu partout, les yeux écarquillés, cherchant à travers le brouillard la terre salvatrice.
Puis le silence revint.
Pas pour longtemps.
- Putain ce coup là la coupe est pleine, je vais me le faire le petit protégé de la reine Elisabeth, putain ça va chier des bulles, je vais le buter, ça je le garantis !
Le Second était furieux, et ses yeux injectés de sang se mariaient avec la plus grande harmonie avec ses joues rougeâtres burinées par le temps, les embruns et l'alcool.
- Putain de putain de putain de putain, ce coup-ci il y passe !
Les hommes suivaient, visiblement dubitatifs. Les premiers jours avaient été difficiles, mais ils s'étaient faits aux fausses alertes et aux fausses joies, et même s'ils étaient un peu vexés de s'être fait surprendre, ils n'en voulaient guère au coupable.
- Monsieur Colomb, cela doit cesser ! hurla Le Second alors que l'interpelé ne pouvait pas encore l'entendre.
Le petit groupe arriva à tribord où un grand type maigre en costume de capitaine gesticulait comme un fou en désignant le brouillard et en appelant à témoin les ombres imaginaires qui l'entouraient. Lorsqu'il vit le petit groupe, il redoubla d'ardeur :
- TEERRE !
Le Second s'avança. L'incrédulité et d'autres émotions moins rationnelles se lisaient sur son visage.
- Mais si, je vous dis que j'ai vu la terre ! Là !
"Là", même si le brouillard pouvait laisser le bénéfice du doute, rien ne perçait.
- Mon Capitaine, il n'y a rien là ! Pas plus que les autres fois ! C'est le vide, le néant...
- Le brouillard, précisa Ricardo, bienveillant.
- LA FERME ! hurla Le Second, il n'y a rien ici ! RIEN !
"Si, il y a la mer", pensa Ricardo, mais il se garda de le dire, conscient de ce que ses paroles pouvaient parfois ennuyer son collègue. Colomb regardait Le Second.
- Il n'y a rien ici mon Capitaine, précisa ce dernier.
Un chuchotement parcourut l'assistance. Colomb n'avait toujours pas bougé. L'ange revint avec un pote à lui.
- Mais enfin regardez, il n'y a rien, il n'y a rien du tout. Mon Capitaine. Il n'y a que du brouillard ! Il n'y a pas de terre !
- C'est con pour les citrons, murmura Ricardo.
- TA GUEULE ! TU NOUS FAIS CHIER AVEC TES CITRONS ! ON MANGERA LE POISSON SANS CITRON ET C'EST BASTA, POINT !
Quatre anges passèrent négligemment, l'air de s'intéresser au temps.
- J'ai rien contre le citron mon Capitaine, mais enfin on peut très bien manger la lotte sans citron, ajouta le Second d'un air las.
- Bien sûr, lança Ricardo, mais si quelqu'un chope le scorbut, ça sera pas ma faute. Je...
- MAIS TOUT LE MONDE A LE SCORBUT SUR CE PUTAIN DE RAFIOT CONNARD ! TOUT LE MONDE ! CA FAIT DEUX MOIS QU'ON N'A PLUS DE CITRON ET QUE TOUT LE MONDE MANGE LA LOTTE SANS CITRON ! REGARDE-MOI CES TRONCHES EN CLAVIER DE PIANO, A CENT VINGT HOMMES D'EQUIPAGE ON COMPTE MAXIMUM TRENTE DEUX DENTS !
- Et deux dehors.
- AUX FERS ! PUTAIN METTEZ-MOI CE CONNARD AUX FERS OU JE NE REPONDS PLUS DE MOI ! Il ne vous embêtera plus mon Capitaine, j'ai la situation bien en main. Le cou du second était gonflé et d'une couleur rouge violacée.
Les hommes d'équipage en question s'étaient approchés du cuisinier, mais n'osaient l'emmener, guettant un signe du Capitaine. Celui-ci n'avait pas bougé d'un pouce, seules les actions conjointes de la gravité et du tangage imprimaient à son corps un lent mouvement nonchalant.
Le bateau plongea légèrement de l'avant et sa main droite, jusqu'à présent invisible, se précipita pour retenir son corps d'attache. Au même moment et au même endroit, une bouteille de rhum s'écrasa sur le sol.
L'ange était revenu avec tous ses copains.
- La lotte flambée, c'est foutu, marmonna Ricardo, tandis que les autres l'emmenaient finalement.
Deux jours plus tard, Christophe Colomb découvrait l'Amérique.

Phiip

Haut de page



maison || citations || rubriques || forum || idioties || liens || lapin || commando B
tout le site et son contenu est © Phiip et les auteurs respectifs - 2001 - 2002 - 2003