LA LECON
Paul leva respectueusement son regard sur le Maître. Dans ses yeux pouvaient se lire toute l'admiration sans borne et toute la dévotion du disciple pour son vieux Maître japonais. Ils étaient tous deux agenouillés dans la position rituelle sur le large tatamis de la Grande Salle du Temple japonais qui les abritait. Une immense sérénité imprégnait ce lieu sacré, où tant de jeunes pleins d'espoirs avaient été formés au Grand Art et à sa sagesse immémoriale. La connaissance amassée dans la grande bibliothèque de l'autre côté du bâtiment semblait imprégner chaque meuble, chaque objet, chaque mur. Une douce lumière tamisée baignait la Grande Salle et la chargeait de mysticisme, et elle illuminait le Maître d'une aura de paix, de douceur, de sagesse, mais aussi de force et de puissance. Paul avait l'impression d'avoir le rare privilège de contempler le Karatéka Suprême, une divinité incarnée dans ce noble corps et descendue des cieux pour apporter la Sagesse.
- Mon fils, tu te demandes probablement pourquoi je t'ai convoqué ici aujourd'hui.
« Mon fils » ! Il m'a appelé « mon fils », pensa Paul, tandis que ses yeux s'illuminaient de gratitude. Car Paul n'était pas de cette terre, il n'était pas né au Japon, mais dans une petite ville du sud de la France, une petite ville tranquille où il ne se passait jamais rien. A dix ans, Paul avait déjà vu tous les films de karaté à la télé, et ses héros s'appelaient Bruce Lee et Jakie Chan. Il avait pris des cours de karaté et obtenu péniblement (mais obtenu quand même) sa ceinture marron. A quinze ans ses professeurs avaient mis un frein à sa ferveur en l'excluant du club pour « trop grande brutalité ». « Trop grande brutalité ! ». Juste parce qu'il avait un peu cassé le bras à un petit con de Grenoble qui ne savait même pas attacher correctement sa ceinture. Et en plus il l'avait frappé, ce petit con. Il avait essayé de lui exploser la tête comme Bruce Lee quant il prend tout seul les trois méchants dans le film, là, où il frappe tout le monde dans le château pour délivrer la gonzesse qui arrête pas de gueuler pendant tout le film. Mais Paul avait pas du tout apprécié qu'un petit rigolo de Grenoble singe comme ça son héros favori, et alors il s'était un peu énervé. Il aurait peut-être du arrêter de le frapper après lui avoir cassé le bras. Mais bon, quoi ? Il l'avait épargné non ?
- Mon fils, poursuivit le Grand Maître, je me souviens quand tu es venu à moi.
Oh ! lui aussi se souvenait. Comment oublier le jour où, à seulement vingt ans, il avait débarqué au temple, avec quelques vêtement et une carte bleue pour unique richesses. Les sages l'avaient alors pris sous leur protection, ils lui avaient donné un super-kimono de vrai karatéka et tout, ils l'avaient installé dans une petite chambre avec un lit, et ils l'avaient débarrassé de ses anciens vêtements et de sa carte bleue, « afin qu'ils abandonne son passé pavé d'échec et de l'incompréhension des autres pour construire une nouvelle vie spirituelle. Et le Maître lui-même avait dirigé son éducation, il lui avait tenu la main sur le long cheminement physique et spirituel qui pousse l'homme vers les hauteurs sans fin de la connaissance suprême. Il lui avait enseigné « l'esprit du karaté ».
- Nous avons placé toutes nos espérances en toi, nous t'avons confié les grands secrets du noble art et nous avons forgé ton corps. Ensemble, nous sommes partis vers le Grand Temple de La Connaissance, et ensemble, nous avons construit ton esprit. Te souviens-tu des heures que nous avons passées ensemble, sur ce même tatamis? Je me souviens des trésors d'imagination dont tu faisais preuve au début.
Comme Paul se souvenait lui aussi ! Ces heures, ces jours, ces cinq années à côtoyer le vieux maître, ces années passées à répéter sans lassitude les mêmes gestes, les même prises. Une ombre cependant, et le coeur de Paul se serra. Le grand écart. Il n'avait jamais réussi à faire le grand écart. Et pourtant il avait essayé sans relâche, sans l'oeil serein de son vieux Maître. Comme il avait essayé, des heures durant dans sa chambre, sur la planche de bois qui lui tenait lieu de lit, de toucher le sol les jambes écartées. Mais il restait deux centimètres, et il ne touchait jamais. Jamais. Pourtant tous savaient faire le grand écart, le Maître, les autres disciples, les professeurs, Bruce Lee, Jackie Chan. Des fois même parfois, des gens qui passaient juste comme ça au temple, pour passer quoi, sans but vraiment précis, des gens qui si ça se trouve ne s'approcheraient jamais de la Connaissance, et bien ces gens venaient là, et pour se moquer de lui, ils faisaient le grand écart, là devant lui, et quant il essayait de les frapper, ils lui explosaient la tête.
- Tu vois, mon fils, il existe en toi une ferveur, une force. Je ne sais pas très bien ce que c'est en fait, mais c'est à l'intérieur, et ça te pousse. C'est cette force qui t'as aidé à imaginer cette tactique que je n'ai vu chez personne d'autre que toi. J'aime cette tactique. Casser le bras de l'adversaire et le bourrer de coups de pieds lorsqu'il est par terre, je n'avais jamais vu ça. Surtout comme tu t'acharnes patiemment à lui « exploser » soit la tête, soit son bras déjà cassé. Et, je ne sais pas si je devrais te le dire, mais j'aime aussi la beauté de ton geste, quand tu as vaincu, c'est-à-dire quand l'autre ne bouge plus, mais alors vraiment plus, lorsque tu prends une grande inspiration et que tu essayes de faire le grand écart. Ca non plus, je ne l'ai vu chez personne d'autre, et pourtant j'en ai eu des disciples. Mais eux, comme d'ailleurs tous les gens que je connais, ils ne font pas comme ça. Ils saluent, et ils vont s'agenouiller. C'est tout. Ah oui, ils ne hurlent pas non plus en levant les bras au ciel et en criant le nom d'une « gonzesse ». Ca non plus ils ne le font pas.
Agnès. Stallone criait le nom de sa femme dans Rocky, à la fin du combat, alors lui, il criait le nom d'Agnès. Pas qu'il sorte avec Agnès, où qu'il ait eu une histoire tragique avec elle. Non, rien de tout cela. Elle voulait pas. Lorsqu'ils étaient allé revoir « la Queue du Dragon » pour la douzième fois, elle l'avait quitté. Il ne l'avait jamais embrassée. En général, après le film (ils commençaient toutes leurs soirées par un film), il lui mimait patiemment une à une toutes les scènes du film (sauf celles avec un grand écart, mais elle remarquait jamais lorsqu'il manquait une scène). Et puis comme il était tard, il la raccompagnait chez elle en kimono. Si elle avait voulu jouer l'héroïne du film, il aurait trouvé un prétexte pour l'embrasser, mais elle refusait toujours, arguant qu'elle voulait « être aimée pour elle-même » ou un truc du genre. Et puis un jour, elle n'avait plus voulu le voir, et il s'était retrouvé tout seul avec une peine vachement « souffrance intérieure » et mélodramatique comme tout. Après il était parti au Japon, et depuis, le soir dans sa chambre, il se repassait les films de sa jeunesse.
- Les années sont passées, et tu as appris de nouveaux gestes. Tu es devenu plus rapide, plus adroit, et je crois que tu penses plus. Je vois clair en toi, et je vois dans tes yeux les combinaisons que tu imagines pour terrasser ton adversaire, je sens l'esprit qui anime tes gestes quant tu gagnes. Par contre, et je crois que nous en avons déjà discuté à plusieurs reprises, quand tu perds, tu t'énerves, et là, tu ne penses plus. Vois-tu, l'homme, lorsqu'il est aveuglé, répète alors les schèmes qui sont imprimés dans son corps et son esprit, il se souvient des obstacles de son passé, de mouvements instinctifs pour les surmonter.
- L'homme laisse son instinct agir ! cria Paul, tout fier.
- C'est cela, soupira le Maître, il laisse son instinct le dominer, et il agit sous son emprise comme un animal.
- Comme un fauve blessé ! compléta Paul.
- Si on veut, répondit le Maître qui semblait sous l'emprise d'une immense lassitude. Enfin bon il ne se maîtrise pas, hors le bon karatéka doit apprendre à se maîtriser, même quand on le frappe, même quand il perd Paul. Il faut respecter ton ennemi, et si il gagne, trouve pourquoi, AVEC TON ESPRIT, trouve sa tactique, contre-là et gagne. Bien sûr, ce chemin est ardu, car c'est le chemin de la sagesse. Mais tu dois l'emprunter, tu ne dois pas prendre le mauvais chemin. Tu ne dois pas assommer ton vainqueur par derrière avec une statuette lorsqu'il se change au vestiaire. Tu ne dois pas frapper la tête de ton vainqueur à coup de pieds pendant qu'il te salue. Tu ne dois pas foutre la merde dans nos compétitions et frapper par derrière tous ceux qui savent faire le grand écart, tu dois rester calme et savoir te maîtriser. C'est difficile je le sais, et moi-même je ne suis pas sûr d'y réussir tout le temps, surtout ces derniers temps, mais toi, toi mon fils, tu dois savoir le faire, tu dois apprendre à te calmer, tu comprends, il faut que tu te calmes !
Le Maître avait monté la voix. Celle-ci était rassurante, forte et puissante, presque chantante. Quant il vit les yeux de son Maître luire un peu plus fort sous ses blancs sourcils broussailleux, Paul se sentit envahi d'une ferveur mystique. Il sentit la force de son Maître à l'intérieur de son corps, et il se vit victorieux à ses côtés, cassant les bras de ses ennemis et leur frappant la tête lorsqu'ils sont par terre. Des larmes lui montèrent aux yeux et il demanda d'une voix assurée :
- Maître, comment dompter un fauve blessé ?
Le Maître écarquilla les yeux, incrédule. Paul vit qu'il était sous l'emprise d'une grande émotion, contre laquelle il semblait se débattre. Puis ses poings ses serrèrent, et il se redressa vigoureusement. Il hésita, puis il tonna :
- Ca suffit avec ces histoires de fauves blessés ! On n'est pas dans la jungle ici, les gens n'ont pas à passer leur temps à se frapper les uns les autres, ou à surveiller sans arrêt leurs arrières parce qu'ils ont fait un grand écart !
- Depuis des années, nous cheminons ensemble mon fils, reprit-il d'une voix plus posée. D'abord je t'ai appris les gestes, et tu les as compris. A ta manière, mais tu les as compris. Ensuite je t'ai enseigné des tactiques que seuls quelques initiés de part le monde connaissent. Tu les as comprises, et parfois tu les utilises en début de combat. Je t'ai appris la tactique « du Serpent », que seuls toi et moi connaissons désormais. Mais sur le tatamis, tu répètes les gestes sans conviction. Je t'ai enseigné l'esprit du karaté. Du moins j'ai essayé. Et dès que tu perds ou que quelqu'un fait le grand écart, tu t'énerve et tu cherches à le frapper. Sais-tu que le Conseil des Anciens a pensé un temps supprimer le grand écart de notre enseignement ?
Paul regardait son Maître avec passion. Celui-ci lui avait enseigné toutes les passes des films de Bruce Lee ou de Jackie Chan. Il n'avait pas voulu pour les films de Rambo, mais quelle importance ! Maintenant, Paul pouvait jouer tous ses personnages à la perfection. Evidemment, le problème ensuite, c'était dans les combats. Les autres ne réagissait presque jamais comme dans le film, et ses attaques tombaient à côté du but, et il se faisait frapper et il s'énervait, et après ça criait de partout. De toutes façons, ici, personne n'avait vu les films de Jackie Chan. Seul un novice avait vu un film de Bruce Lee, « la Queue du Dragon » justement, et il n'avait pas aimé, il disait que c'était vraiment « trop mal joué pour être crédible », ou quelque chose comme ça. Alors Paul l'avait frappé par derrière, et il s'était fait engueuler. Depuis, il avait décidé de ne plus parler aux autres élèves. Mais il buvait les paroles des Maîtres comme à la source d'une fontaine miraculeuse, même si ceux-ci n'avaient pas vu les films. Et pour cause, qu'auraient-ils eu à apprendre, eux les Grands Maîtres ?
Et lui il les avait tant et tant déçu : il ne savait toujours pas faire le grand écart. Un voile de tristesse passa devant ses yeux.
Le Maître s'agitait.
- Sais-tu, mon fils combien de personnes tu as envoyé à l'hôpital en cinq ans ?
- J'y arriverai Maître, j'arriverai à faire le grand écart, il me faut juste un peu plus de temps. Le loup affamé qui guette la lisère mangera plus vite que celui qui s'aventure dans la forêt. Je serai le loup qui part quand même dans la forêt pour aller plus vite. Je m'entraînerai nuit et jour, je ne vous décevrai pas.
Le Maître eu un petit geste nerveux, comme s'il cherchait à se protéger le bras. Paul avait souvent vu ce geste, chez plusieurs des pensionnaires du temple. Le Maître poussa un énorme soupir, comme s'il cherchait à rassembler quelques forces intérieures. Il se ramassa légèrement, ferma ses yeux pendant quelques secondes complètement immobile. Paul attendait la réaction du Maître.
- Paul, nous allons prendre le problème dans l'autre sens. Comme tu t 'en doutes, nous ne vivons pas simplement de karaté et d'eau fraîche, le Temple, pour fonctionner, a besoin d'argent.
Mon dieu, pensa Paul, cette fois-ci, ça y est, le Maître me parle d'argent pour me tenter. C'est probablement le jour de la Grande Epreuve, le Maître veut savoir si je suis prêt. Il va vérifier si mon esprit est solide, et puis (mon dieu) il va probablement tester mon physique. Paul mon grand, c'est le jour, c'est le grand jour, soyons alerte. Maître, oh mon Maître, pensa Paul, cette première épreuve est trop facile.
Le Maître avait continué à parler.
- ...strictions budgétaires, comprends-tu Paul ?
- Maître, clama Paul fièrement, je ne suis absolument pas intéressé par l'argent.
Et il esquissa une moue de dégoût.
Un ange passa. Le Maître avait troqué sa fière position du Maître Karatéka agenouillé contre une position nettement plus voûtée, voire avachie. Ses yeux semblaient vides.
C'est probablement un piège, pensa Paul, il essaye de paraître vulnérable pour que je l'attaque sans me méfier. Mon dieu, la deuxième épreuve est commencée, comme dans « La Queue du Dragon ». Je dois attendre qu'il attaque.
Le Maître semblait réfléchir. Il n'avait pas bougé. Il releva un peu la tête, sa main se tendit, puis elle retomba. Paul avait bandé tous ses muscles, et il ne relâcha pas son attention. Ses yeux ne quittaient pas les mains de son Maître.
Et puis le Maître eut un geste brusque. Peut-être voulait-il tendre les mains en avant pour se lever. Une décharge électrique traversa le corps de Paul, qui fut sur ses pieds en un quart de seconde, prêt au combat. Il lui sembla distinguer dans l'oeil du Maître comme une lueur d'incrédulité, mais l'heure n'était plus à la réflexion, le Maître avait plus d'expérience, Paul ne pouvait pas rivaliser avec lui dans ce domaine. Son regard se concentra sur le bras du Maître. Casser le bras, pensa-t-il, casser le bras, et il bondit.
Paul se réveilla quelques heures plus tard, allongé sur le sol dans un petit village des alentours. Il avait échoué, et maintenant, il était exclu, pensa-t-il. Il se mit dans la position de combat de Bruce Lee, dans la scène où il est dans la cave avec trois méchant et où il se les fait l'un après l'autre, et après il fait le grand écart. Paul répéta les gestes du combat avec précision, et à la fin de l'enchaînement, il se laissa tomber sur le sol, et pour la première fois de sa vie, il réussit le grand écart. Il entendit un « bravo ! ».
Il se retourna et vit une petite fille et un garçon à peine plus grand, assis sur le rebord d'un trottoir, qui l'applaudissaient.
Phiip
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